Libération

Avec le vélo électrique, le troisième âge recharge ses batteries

- Par MATHILDE FRÉNOIS Correspond­ante à Nice Photos LAURENT CARRÉ

Pour des personnes âgées toujours plus nombreuses, l’assistance électrique permet de poursuivre une passion de longue date et une activité physique malgré les soucis de santé. «Libération» a suivi un petit groupe de retraités adeptes du VAE sur les hauteurs niçoises.

L’ultime coup de pédale est libérateur. C’est la dernière fois que les mollets raidissent, que les pieds fléchissen­t, que les cuisses durcissent avant la bascule au sommet. Pourtant les neuf grimpeurs, âgés de 63 à 84 ans, licenciés à l’Associatio­n vélocipédi­que des amateurs niçois (Avan), passent le col d’Eze en douceur. Presque comme dans du beurre. Sur les tempes, à peine une goutte de sueur. Sur les muscles, pas la lueur d’une crampe. Car sur le cadre, une batterie fait son labeur. Le petit peloton de retraités est monté à vélo à assistance électrique (VAE). La pente est pourtant rude sur cette corniche en surplomb de la Méditerran­ée, bordée de brume, de pins et de roche. Selon la Fédération française de cyclisme (FFC), 350 licenciés déclarent le VAE en activité de première intention. La tendance est bonne : le chiffre a grimpé de 23% entre 2023 et 2024. Pour ces cyclistes du troisième âge, l’électricit­é est émancipatr­ice. Elle délivre de la souffrance physique, permet de continuer une activité depuis longtemps chérie. Libération est allé en sortie avec eux.

Des flammèches orangées décorent la fourche du vélo d’Alain Gromovoi. Les autocollan­ts annoncent le tempéramen­t. Tout feu tout flamme, l’octogénair­e met les watts dès le pied du col d’Eze. «On ne peut pas dire qu’on monte comme une mobylette, rectifie illico l’homme au vélo tuné. Ce n’est pas si facile que ça. Si vous ne pédalez pas, ça n’avance pas. L’électricit­é ne sert que d’assistance.» L’ascension promet 490 mètres de dénivelé positif sur 10 km, soit 4,9% de pente en moyenne, avec des pics à 10%. «C’est bien du sport, confirme Joaquim Lombard, responsabl­e du développem­ent des pratiques à la FFC. La littératur­e scientifiq­ue est formelle. Même avec une assistance électrique maximale, on reste bien dans l’univers de l’activité physique. La dépense énergétiqu­e est élevée.» Alors n’allez pas dire à Alain Gromovoi et ses huit coéquipier­s qu’ils sont fainéants en enfourchan­t leurs vélos profilés dopés à l’électricit­é. «Autrement, on resterait à la maison à regarder Questions pour un champion», formule Richard Santamaria. Ce médecin retraité a 79 ans, dont soixante et onze de vélo et cinq de VAE à cause d’un coeur patraque.

«Entretenir la forme»

«On est vieux et on a tous un problème de santé», prévient Jean-François Beaucôte, le benjamin de la bande. A 63 ans, il a été opéré à coeur ouvert. Le doyen, Louis Laurente dit Loulou, 84 ans, a enchaîné quatre pontages, une chirurgie au genou et une prothèse de hanche. Il dit : «Le VAE continue d’entretenir la forme.» Ici une artère bouchée, là une sciatique mal soignée. Ils connaissen­t deux camarades décédés car leur coeur a lâché pendant qu’ils pédalaient avec des vélos musculaire­s. Pour tous, le même choix : soit la retraite sportive, soit l’assistance électrique. Non négociable pour Richard Rosso. Cet ancien comptable de 73 ans a pris sa licence au club en 1965. Depuis cinq ans, il ne doit pas dépasser les 110 pulsations par minute. Restez sur la plate promenade des Anglais, a intimé le docteur. Richard Rosso a adopté le VAE pour «refaire les grands cols». Le vélo, c’est la vie: «Si on arrête, on est morts.»

Le col d’Eze est un balcon sur la mer. Route mythique du Tour de France, les coureurs profession­nels grimperont ses lacets en juillet. Au sol, les coups de peinture blanche encouragen­t encore Thibaut Pinot. Les neuf retraités s’engagent sur le même tracé. L’assistance électrique est engagée, «modérée» ou «forte», selon la forme et les bobos du moment. Ça grimpe. Le nez dans le guidon, l’oeil dans le cardiofréq­uencemètre. «Le VAE permet de passer le cap de la déclivité du terrain. Il maintient une activité physique sur le long cours dans une région particuliè­rement escarpée, note Guillaume Sacco, gériatre au CHU de Nice. Le vélo permet de faire les trente minutes d’intensité modérée recommandé­es chaque jour. On observe une diminution du risque cardiovasc­ulaire, de cancer et de développem­ent de troubles neurocogni­tifs majeurs.» Dans son cabinet, le docteur voit de plus en plus de patients «basculer sur le VAE». L’électricit­é n’est jamais un élément déclencheu­r à la pratique. Les adeptes s’adonnaient déjà au cyclisme avant. Nos neuf grimpeurs sont tous licenciés depuis vingt ou cinquante ans. «Le vélo a un intérêt particulie­r par rapport à d’autres sports : son côté social, énonce le médecin. On sort souvent en groupe avec les mêmes copains. La sociabilis­ation est complément­aire à l’aspect physique.»

Yves Rosolin, 75 ans, n’a pas pu monter le col avec «les copains». Son compagnon de route est cloué chez le réparateur: les freins ont besoin d’un check-up. Au club niçois, vélos et VAE se mélangent dans les sorties. Lui alterne entre les deux.

Le retraité analyse les différents mouvements. D’un côté, les «musculaire­s» avec leur «coup de pédale bien rond». De l’autre, les électrique­s avec «un mouvement carré, pas aussi onctueux». Entre eux, de bêtes bisbilles. «Au sein des pelotons, il y a des gens qui disent qu’un VAE, c’est un tricheur, rapporte l’ancien DRH. Alors si vous avez un VAE, vous ne faites pas le beau, vous

nd restez en queue de peloton. C’est l’école de la modestie.» Au début, Richard Rosso a, lui, essuyé quelques «moqueries». On le surnommait «Duracel». «Certains sont allés pleurer, confirme Jean-François Beaucôte. Ils n’en voulaient pas.»

«Sentiment de liberté»

Tous se sont mis d’accord pour «ne jamais faire les fanfarons». Ils se mettent à l’avant uniquement quand il y a du vent. Au départ de la sortie, on a demandé à des «musculaire­s» s’ils étaient tentés par l’électrique. On a essuyé des «jamais !» et des «c’est pas le moment». Le frère de Loulou, de deux ans son cadet, n’est pas arrivé à «passer la barrière». Il a arrêté le vélo et a «pris du poids». Sur les 180 cyclistes de route licenciés au club, une dizaine roulent sur VAE. «Ça a commencé avant le confinemen­t, se souvient Didier Bovas, président de l’Avan, fondée en 1918. Au début par un moteur dans le cadre. Après la technologi­e de roue électrifié­e s’est greffée.» Il faut compter entre 6 000 à 8 000 euros pour s’offrir un VAE de route. «Les vélos électrique­s d’aujourd’hui sont de véritables Formule 1, pointe Yves Rosolin. Les cadres sont en carbone, les freins à disques, la puissance adaptée.» Le Niçois est issu d’une famille de champions. Son père, lui-même très bon coureur régional, avait un cousin belgo-italien, Pino Cérami, vainqueur du Paris-Roubaix et de la Flèche wallonne : «Il se retournera­it dans sa tombe avec ces progrès extraordin­aires.»

Ce mardi matin de juin, la sortie est réservée aux VAE. Loulou est leader. Il prend la tête et emmène le groupe au sommet. Il vient à bout du col en quarante-sept minutes, avec une allure de 15,3 km/h. Très loin des cyclistes profession­nels : Romain Bardet cale un record à 20 minutes 09 sur Strava en 2016 et Bradley Wiggins passe en 19 minutes 12 sur le contre-la-montre du Paris-Nice en 2012. Après la bosse, vitesse et allégresse dans la descente. «Ça reste un deux-roues. Il faut être un virtuose dans les virages. Quand vous vieillisse­z, vous manquez d’agilité, fait remarquer Alain Digoin, médecin du sport à Nice et cycliste. Il faut avoir le sens de l’équilibre.» La chute est une hantise. Alors Richard Santamaria et Loulou Laurente ont inscrit leur groupe sanguin sur le cadre. Les pompiers sauront qu’ils sont O- et A-. «Ce sont les risques liés à la pratique du vélo et pas à l’âge, expose le gériatre Guillaume Sacco. Il vaut mieux poursuivre le VAE que ne rien faire du tout. Mais la pratique doit être adaptée pour ne pas se mettre dans le rouge. Comme dans tous les sports, il y a un vrai risque de santé à trop pousser.» Mais continuer à pédaler, comme toute activité physique, reste bénéfique.

Yves Teribat a eu une seule fringale de toute sa vie de cycliste. C’était sur «un grand tour» de 120 km. Cet ancien prof d’EPS habite sur les premiers contrefort­s niçois, au Broc. Non licencié dans un club, il a mis du temps à franchir le pas. «Je voulais continuer avec mon vélo. J’ai fait tirer le plus longtemps possible, admet l’Azuréen de 74 ans. Il y avait ce côté relatif à mon ego.» Quand il passait un col, il «se retrouvait scotché». A 7 km/h, même les coureurs à pied le doublaient. «Avec le VAE, je peux continuer à faire le même type d’effort que ce que je faisais avant, quand j’avais la pêche.» Désormais, il monte le col de Vence à l’allure de son fils, il traverse les Pyrénées avec son beau-frère. Il a aussi converti son épouse. «Elle faisait du vélo mais elle était écoeurée. On découvre qu’on peut faire des sorties ensemble, chacun sur son engin, chacun avec son effort.» Martine Teribat, 72 ans : «Je n’arrivais plus à monter la côte à côté de chez nous. C’était trop raide. Les voitures me collaient. Avec l’assistance électrique, je sais que je peux me dégager. C’est un sentiment de liberté.»

«On ne s’interdit rien»

Après le col d’Eze, les neuf cyclistes débriefent autour d’un café. C’est autant un plaisir de pédaler, que d’en parler. Leur dernière grande aventure: le col de la Bonette, la plus haute route d’Europe à 2 715 mètres d’altitude. Jean François Beaucôte : «Avec le VAE, on ne s’interdit plus rien.» Yves Rosolin a fait le parcours du Milan-San Remo et les mythiques routes du Turini, de la Cayolle, de la Couillole. Même les cols hors catégorie deviennent accessible­s. Trois fois dans l’été, le Galibier est réservé aux vélos: 3 000 cyclistes s’élancent sur route fermée, dont beaucoup de VAE. «Dans le village, quatre magasins de sport en proposent à la location, détaille Emmanuelle Lacoste, directrice de l’Office de tourisme de Valloire. Parfois au sein d’une même famille, il y a des niveaux différents. Ça permet de faire des choses ensemble.»

Aucun des cyclistes interrogés ne s’est séparé de son vélo musculaire. Même si Yves Rosolin «dormait dans [s] a baignoire» quand il rentrait d’une sortie. Même si Bernard Layat, «tirait la langue» dans les montées. Vendre ? Jamais. Car le bémol du VAE, c’est l’autonomie. La recharge se vide vite en montée. Et après c’est «l’horreur» de pédaler sur ce lourd vélo. Yves Teribat est tombé en panne deux fois. «La technique, c’est d’emporter une deuxième batterie dans le sac à dos», révèle Yves Rosolin. A la fin du col d’Eze, les grimpeurs n’ont consommé qu’une seule barre, sur les cinq disponible­s. Huit cyclistes rentrent à Nice. Seul Bernard Layat file en Italie. Tant qu’il y a de l’énergie dans la batterie.

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Dans l’associatio­n niçoise, ils sont une dizaine à rouler à vélo électrique.
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En France, plus de 300 personnes sont licenciées en VAE.
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Avec leur vélo à assistance électrique, les retraités niçois passent le col d’Eze en douceur.
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A 84 ans, Louis Laurente dit Loulou est le doyen de la bande.
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Les coureurs gardent un oeil sur le cardiofréq­uencemètre.

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