«L’Imposture», victorien ne va plus Le premier roman historique de Zadie Smith
U«Elle lui enfonçait le bâillon dans la bouche [...], parfois aussi tout simplement pour l’empêcher de raconter l’intrigue
de son roman.»
n garçon sale se tient sur le perron d’une maison de Tunbridge Wells. Il vient réparer un très gros trou au premier étage, «pour ne pas dire un cratère». Il se trouve en face d’une redoutable Ecossaise aux cheveux noirs. C’est le seuil de l’Imposture. On y entre ainsi simplement, de plain-pied –la suite va se complexifier – avec le jeune ouvrier stupéfait devant les dégâts causés par l’effondrement d’une bibliothèque surchargée. Des volumes d’histoire britannique et du plâtre ont traversé le plafond pour s’abattre sur le salon du rez-de-chaussée. «Le seul poids de la littérature qu’vous avez là, ça met une pression terrible sur la maison, Mrs Touchet. Une pression terrible.» C’est la demeure d’un écrivain qui a beaucoup entassé et déménagé au gré des aléas de sa carrière. William Ainsworth y vit avec sa jeune épouse Sarah et sa fille, sa cousine et gouvernante Eliza Touchet. Dans son sixième roman, Zadie Smith emprunte pour une fois la voie de la fiction historique, victorienne, vraie de première main, repoussant la pression par des scènes courtes et alertes, jonglant avec les temporalités, les juxtapositions et privilégiant plusieurs écheveaux avec des livres dans le livre.
Eliza Touchet, l’Ecossaise sagace et intransigeante, veuve «malheureuse», vit avec son cousin depuis que Frances, la femme de celui-ci qui mourra à 33 ans, l’avait appelée pour s’occuper de leurs enfants. William voulait être écrivain à quinze ans, a dirigé une revue, côtoyé de près Dickens et Thackeray. Son Jack Sheppard, basé sur la vie d’un criminel du XVIIIe siècle et publié en série de 1839 à 1840, a même dépassé en nombre de ventes le Twist de Dickens.
Boucher. Mais ce fait d’armes a été enseveli ensuite sous des dizaines de livres accablants, et ce graphomane exubérant inspiré par des faits historiques continue à écrire sans s’émouvoir de son insuccès. Il travaillait à «un roman jamaïcain», le résultat exaspère Eliza. Car «l’île n’apparaissait que dans les dernières pages, à la faveur d’une intrigue aussi enchevêtrée que les fils au fond d’une boîte à couture». Sa muse et première lectrice de ses manuscrits, sa maîtresse autrefois, le trouve de plus en plus illisible avec l’âge. Lors de leurs ébats, «elle lui enfonçait le bâillon dans la bouche, déjà parce qu’elle sentait qu’il aimait ça, mais parfois aussi tout simplement pour l’empêcher de raconter l’intrigue de son roman». L’Imposture tire aussi vers la comédie. Et joue subtilement avec les oscillations sexuelles et amoureuses. Quand Ainsworth partait en voyage de longs mois, Frances et Eliza se sont aimées. Et ont milité ensemble pour l’abolitionnisme.
L’esclavage est un autre des fils d’une histoire qui se déroule en grande partie pendant le procès Tichborne. Cette affaire d’imposture a captivé les Britanniques dans les années 1870. On pensait que Sir Roger Tichborne, héritier d’une baronnie, avait péri dans un naufrage. Or il était à Londres revendiquant son héritage. On le soupçonnait d’être en réalité un boucher australien du nom d’Arthur Orton. Plongée tous les jours dans la presse, Sarah se délecte des derniers rebondissements de l’affaire. Eliza et elle vont même se mêler à la foule au tribunal à Kingston.
Empathie. Zadie Smith y fait prendre la plume à Eliza Touchet, enchantée de prendre des notes aux audiences, d’écrire elle-même enfin. Andrew Bogle, «Bogle le Noir», vieil homme originaire de Jamaïque qui soutient la version du censément Roger Tichborne, la fascine. Elle l’aborde un jour, recueille son témoignage, long récit terrible qui part des années 1770, quand son père enfant venait d’arriver à la plantation à Hope en Jamaïque.
L’empathie d’Eliza contraste avec l’indifférence de l’écrivain William Ainsworth pour les causes qui se trouvent devant son nez. Paradoxalement, elle n’en fait rien, tandis que lui brode sur le vide. Personnage fantasmagorique de Zadie Smith, surprenant et multiple, elle incarne une forme de liberté parfois subie, souvent choisie. «En approchant de Cordwainer Hall, elle se demanda si, tel un romancier, elle n’était pas en train de mentir pour mieux dire la vérité.» •