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«L’Imposture», victorien ne va plus Le premier roman historique de Zadie Smith

- Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL ZADIE SMITH L’IMPOSTURE Traduit de l’anglais par Laetitia Devaux, Gallimard, 546 pp. 24,50 € (ebook : 12,99 €).

U«Elle lui enfonçait le bâillon dans la bouche [...], parfois aussi tout simplement pour l’empêcher de raconter l’intrigue

de son roman.»

n garçon sale se tient sur le perron d’une maison de Tunbridge Wells. Il vient réparer un très gros trou au premier étage, «pour ne pas dire un cratère». Il se trouve en face d’une redoutable Ecossaise aux cheveux noirs. C’est le seuil de l’Imposture. On y entre ainsi simplement, de plain-pied –la suite va se complexifi­er – avec le jeune ouvrier stupéfait devant les dégâts causés par l’effondreme­nt d’une bibliothèq­ue surchargée. Des volumes d’histoire britanniqu­e et du plâtre ont traversé le plafond pour s’abattre sur le salon du rez-de-chaussée. «Le seul poids de la littératur­e qu’vous avez là, ça met une pression terrible sur la maison, Mrs Touchet. Une pression terrible.» C’est la demeure d’un écrivain qui a beaucoup entassé et déménagé au gré des aléas de sa carrière. William Ainsworth y vit avec sa jeune épouse Sarah et sa fille, sa cousine et gouvernant­e Eliza Touchet. Dans son sixième roman, Zadie Smith emprunte pour une fois la voie de la fiction historique, victorienn­e, vraie de première main, repoussant la pression par des scènes courtes et alertes, jonglant avec les temporalit­és, les juxtaposit­ions et privilégia­nt plusieurs écheveaux avec des livres dans le livre.

Eliza Touchet, l’Ecossaise sagace et intransige­ante, veuve «malheureus­e», vit avec son cousin depuis que Frances, la femme de celui-ci qui mourra à 33 ans, l’avait appelée pour s’occuper de leurs enfants. William voulait être écrivain à quinze ans, a dirigé une revue, côtoyé de près Dickens et Thackeray. Son Jack Sheppard, basé sur la vie d’un criminel du XVIIIe siècle et publié en série de 1839 à 1840, a même dépassé en nombre de ventes le Twist de Dickens.

Boucher. Mais ce fait d’armes a été enseveli ensuite sous des dizaines de livres accablants, et ce graphomane exubérant inspiré par des faits historique­s continue à écrire sans s’émouvoir de son insuccès. Il travaillai­t à «un roman jamaïcain», le résultat exaspère Eliza. Car «l’île n’apparaissa­it que dans les dernières pages, à la faveur d’une intrigue aussi enchevêtré­e que les fils au fond d’une boîte à couture». Sa muse et première lectrice de ses manuscrits, sa maîtresse autrefois, le trouve de plus en plus illisible avec l’âge. Lors de leurs ébats, «elle lui enfonçait le bâillon dans la bouche, déjà parce qu’elle sentait qu’il aimait ça, mais parfois aussi tout simplement pour l’empêcher de raconter l’intrigue de son roman». L’Imposture tire aussi vers la comédie. Et joue subtilemen­t avec les oscillatio­ns sexuelles et amoureuses. Quand Ainsworth partait en voyage de longs mois, Frances et Eliza se sont aimées. Et ont milité ensemble pour l’abolitionn­isme.

L’esclavage est un autre des fils d’une histoire qui se déroule en grande partie pendant le procès Tichborne. Cette affaire d’imposture a captivé les Britanniqu­es dans les années 1870. On pensait que Sir Roger Tichborne, héritier d’une baronnie, avait péri dans un naufrage. Or il était à Londres revendiqua­nt son héritage. On le soupçonnai­t d’être en réalité un boucher australien du nom d’Arthur Orton. Plongée tous les jours dans la presse, Sarah se délecte des derniers rebondisse­ments de l’affaire. Eliza et elle vont même se mêler à la foule au tribunal à Kingston.

Empathie. Zadie Smith y fait prendre la plume à Eliza Touchet, enchantée de prendre des notes aux audiences, d’écrire elle-même enfin. Andrew Bogle, «Bogle le Noir», vieil homme originaire de Jamaïque qui soutient la version du censément Roger Tichborne, la fascine. Elle l’aborde un jour, recueille son témoignage, long récit terrible qui part des années 1770, quand son père enfant venait d’arriver à la plantation à Hope en Jamaïque.

L’empathie d’Eliza contraste avec l’indifféren­ce de l’écrivain William Ainsworth pour les causes qui se trouvent devant son nez. Paradoxale­ment, elle n’en fait rien, tandis que lui brode sur le vide. Personnage fantasmago­rique de Zadie Smith, surprenant et multiple, elle incarne une forme de liberté parfois subie, souvent choisie. «En approchant de Cordwainer Hall, elle se demanda si, tel un romancier, elle n’était pas en train de mentir pour mieux dire la vérité.» •

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BrIdgeman Images Le procès Tichborne, dans les années 1870.

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