Libération

Edith Wharton L’âge de l’insolence

«Chroniques de New York» réunit des fictions de l’autrice américaine dans lesquelles elle fait voler les convenance­s de la bonne société du début du XXe siècle, tout en affirmant son style incroyable­ment moderne.

- Par PhiliPPe Garnier

Tout engouement pour l’oeuvre considérab­le d’Edith Wharton est difficile à expliquer au néophyte, tant l’extérieur est rébarbatif. Fille du privilège et dure en affaires, elle a accru sa fortune par le succès phénoménal de ses livres au début du siècle dernier. Truman Capote et Scott Fitzgerald lui vouaient une admiration sans borne, tant pour sa technique romanesque que pour sa durabilité. Une parution en feuilleton d’un nouvel ouvrage de Wharton dans les pages du magazine Scribner’s était toujours un événement. Et pourtant elle fut oubliée pendant un demi-siècle, reléguée par le public et les spécialist­es au rang de curiosité littéraire. Comme personnali­té, elle ne faisait pas plus envie que ses livres, souvent qualifiés de «romans de moeurs» comme ceux de son douteux ami Paul Bourget qui l’a introduite dans le milieu littéraire français à partir de la Grande Guerre : une grande femme impérieuse à faux-culs, engoncée dans ses boas et fourrures, la lèvre inférieure volontaire, rouflaquet­tes aplaties haut sur le front, c’était une figure imposante mais guère attirante. Sa vie personnell­e, tout en voyages, dîners et achat de villas, ne milite pas pour elle non plus. Elle a longtemps vécu en France et a reçu la Légion d’honcourte neur pour ses efficaces efforts de guerre, mais n’était guère prisée dans l’Hexagone, où elle vivait en autarcie. Elle n’était pas moins antisémite que les gens de sa classe à cette époque, mais s’opposa tout de même à Bourget au sujet de Dreyfus. Ce n’est qu’à partir des années 80 qu’on s’est mis à la redécouvri­r dans son pays et à traduire ses inédits en France. La parution d’un «Quarto» chez Gallimard centré sur ses romans new-yorkais ne fait qu’entériner ce regain d’intérêt, sans pour autant la consacrer à part entière. Une édition de son oeuvre en Pléiade n’est pas pour demain.

Chantage

Et pourtant : cette conservatr­ice dans l’âme était une pétroleuse de la première heure, bourlingua­nt sur les routes poudreuses du Massachuse­tts ou de sa chère France avec chauffeur, mari, et parfois Henry James sur la banquette arrière. Elle attrapait des conjonctiv­ites et angines de poitrines d’anthologie avant qu’une âme bien inspirée invente enfin le pare-brise pour ses Panhard-Levassor et autres immenses Packard. Et pourtant : victime d’un mariage sans sexe ni amour avec Teddy Wharton (un «sportsman» de sa classe, mais indifféren­t et neurasthén­ique) jusqu’à son divorce en 1913, elle ne connaît le chaviremen­t du sexe adultère que de mars 1908 à juillet 1910, mais cette expérience (sensualité, jalousie, sens des compromis) lui dure toute sa vie et nourrit son oeuvre de façon exceptionn­elle. Son initiateur, un journalist­e bisexuel à bacchantes nommé William Morton Fullerton, ne la ménage pas. Après la conquête, il se montre indifféren­t et de plus la mêle à une sombre affaire de chantage en juin 1909. Une actrice londonienn­e, Henrietta Mirecourt, l’une de ses nombreuses maîtresses, menace d’exposer sa liaison avec une femme mariée en vue, impliquant indirectem­ent Wharton. Le journalist­e demande de l’argent à Henry James, qui refuse. Wharton finit par arranger l’affaire. On retrouve tout ceci, en plus sourd et moins développé, dans certains de ses romans. La nature paradoxale de son oeuvre ne cesse d’étonner: dans ses romans des débuts comme la Maison de liesse ou l’Age de l’innocence elle s’en prend aux carcans de la société comme il faut de New York dont elle est issue, mais finit par se révolter contre la vulgarité hypocrite des

nd nouveaux riches du Gilded Age –ces années 10 et 20 qu’elle passe surtout en exil. Sa vie est une succession de relations soit stériles soit platonique­s (à part la cruciale éruption charnelle déjà mentionnée), mais en 1925 elle publie La Récompense d’une mère qui a pour personnage central une cougar avant la lettre, dont le dilemme est quelle décision prendre quand elle découvre que sa fille veut épouser le jeune homme avec qui elle a eu une liaison durant ses propres années folles. Dans ses papiers on découvrira même un court fragment érotique «impubliabl­e» (et évidemment publié plusieurs décennies après sa mort) (1).

Rose de serre

Elle n’a jamais eu d’enfant, mais en 1928 elle écrit Leurs enfants, curieux roman situé en Méditerran­ée à bord d’un paquebot dont un des thèmes est l’attraction ressentie par un homme d’âge mûr pour une très jeune adolescent­e. Durant cette traversée il est confronté à une horde d’enfants dont cette jeune fille a la charge, et dont l’esprit libre chamboule tous ses critères, tant sociaux que moraux. Dans son introducti­on au roman, Marilyn French note que le dilemme du héros se rapproche de celui de Wharton elle-même. «Le drame de Martin est qu’il ne peut accepter le monde moral qui l’a vu naître et qui l’a formé ; mais il n’appartient pas non plus au monde libéré qui est celui des enfants. C’était peut-être aussi celui de Wharton; c’est en tout cas un sujet auquel elle revient souvent sous des aspects différents.» Certains romanciers contempora­ins célébraien­t l’individu isolé qui triomphe de son milieu ou qui est détruit par lui. Wharton ne fait ni l’un ni l’autre, elle montre les deux –un individu et un milieu dans une dynamique changeante et interactiv­e : le monde est en nous autant qu’il est extérieur. C’est ce qui explique par exemple la découragea­nte paralysie affective de Newland Archer, le héros de l’Age de l’innocence – et rend le roman (et le film de Scorsese) aussi poignant que difficile à accepter.

La plus grande injure faite à Wharton a été de la comparer à Henry James. Certes ils étaient amis et elle lui était reconnaiss­ante de l’intérêt qu’il lui portait, ainsi que de ses conseils – le fameux «Write New York» qu’il aurait prononcé après avoir lu son premier roman situé en Italie. Et certains thèmes leur sont superficie­llement communs. Mais leur style ne saurait être plus différent, et elle-même s’irritait d’être comparée à James. Autant les phrases alambiquée­s du maître sont soporifiqu­es, limite illisibles (du moins dans l’original), autant le style de Wharton est incroyable­ment propulsif et moderne. Elle fait péter les baleines de corset à toutes les pages, tant dans sa satire du monde métastasé qu’elle décrit que dans ses phrases. Il n’est meilleure introducti­on à son oeuvre que les formidable­s premières pages de la Maison de liesse, qui fort heureuseme­nt ouvrent aussi la fête de ce «Quarto» new-yorkais : «Selden, surpris, s’immobilisa. Dans la foule de Grand Central Station, à cette heure de pointe, son regard venait de se raviver à la vue de Miss Lily Bart.» Et au cours du badinage qui suit entre elle et l’avocat Selden, non seulement la situation sociale de Lily nous apparaît dans toute sa préca

Dans les années 20, les droits d’auteur de Wharton «faisaient d’elle l’une des écrivaines les plus accomplies et les mieux payées des Etats-Unis». Anne Ullmo

rité, mais aussi son caractère impulsif et sa vivacité qui font d’elle un personnage inoubliabl­e, mais qui seront aussi sa perte. La vie de cette jeune fille de 29 ans ne sera qu’une succession d’erreurs et d’échecs, ponctuée de sauvetages et de chances inespérés.

Lily Bart est sans doute le personnage le plus réussi de toute l’oeuvre de Wharton. Elle est à la fois glorieuse et tragique : n’ayant que sa beauté et son habileté sociale comme atout, puisque parente pauvre d’une famille bien née, Lily n’en est pas moins sûre d’elle-même. Les bons partis ne lui manquent pas, si seulement elle pouvait se décider et ne pas toujours suivre ses impulsions. A force de mauvais choix, elle s’expose à l’opprobre des riches familles qui la reçoivent et la soutiennen­t.

Gallimard offre au premier succès commercial de Wharton (1905), jusqu’ici connu en France comme Chez les heureux du monde, une nouvelle traduction (vigoureuse et avenante, due à Marc Chénetier), ainsi que la restaurati­on de son titre original. La Maison de liesse chante moins que l’ancien, mais a le mérite de nous rappeler les intentions satiriques de Wharton. La courte mais enrichissa­nte introducti­on d’Anne Ulmo nous dit tout sur ce titre, tiré de l’Ecclésiast­e : «Le coeur des sages est dans la maison du deuil, mais celui des sots est dans la maison de liesse (the house of mirth)» Cette allusion à la foire aux vanités des «sots» est heureuse, mais Wharton n’y est parvenue qu’après une succession de titres qui suggéraien­t plutôt la fleur ou l’ornement : Lily est comme cette rose de serre nommée «American Beauty», fruit de longues éliminatio­ns et croisement­s horticoles. Elle est comme un objet d’art qui «avait dû coûter cher à créer».

Consacrer ce «Quarto» aux romans new-yorkais fait sens évidemment, tant Wharton est associée à cette société fermée, alliant la probité à une inculture butée et xénophobe. La Maison de liesse, les Beaux Mariages, l’Âge de l’innocence, et son livre somme sur la question, Vieux New York, suffisent sans doute. Vieux New York en particulie­r, publié assez tard, résume bien l’attitude changeante qu’elle a eue envers cette société au cours de sa carrière, tour à tour satirique et nostalgiqu­e. Lorsque ces quatre novelettes illustrant chacune une décennie paraissent en coffret de quatre volumes chez Appleton en 1924 il s’en vend 26 000 exemplaire­s. Ullmo nous précise utilement qu’entre 1920 et 1924 les droits d’auteur de Wharton se montent à près d’un quart de million de dollars (d’époque), «faisant d’elle l’une des écrivaines les plus accomplies et les mieux payées des Etats-Unis». A ce «Quarto» auraient pu s’ajouter d’autres romans situés à New York, en particulie­r la Récompense d’une mère, ne serait-ce que pour le côté culotté du sujet.

Romans à clé

Ces Chroniques de New York s’augmentent néanmoins d’une iconograph­ie plus qu’adéquate, ainsi que l’appareilla­ge critique attendu de la collection, dont un texte sur Wharton et le cinéma, même si celle-ci n’y allait jamais. On serait curieux de savoir à quoi ressemblai­t la version d’une heure de The House of Mirth, adaptée en 1918 par June Mathis (2) pour Metro et réalisée par le Français Albert Capellani (Lily Barth est jouée par Katherine Corri Harris, tout juste divorcée de John Barrymore). De façon révélatric­e, le nom de Wharton figure en plus gros que celui de l’actrice sur les affiches. En 1924, le réalisateu­r Wesley Ruggles dévalait pour Warner l’Age de l’innocence en soixante-dix minutes pétant (3). Le roman a de nouveau sa chance (si l’on peut dire) dix ans plus tard avec son, dialogues, et Irene Dunne en comtesse Olenska, mais malheureus­ement John Boles en Archer, autant dire que c’est fichu d’avance. En 1993, Scorsese lui offre l’écrin viscontien et la reconstitu­tion historique que mérite le roman, avec une interpréta­tion sublime et feutrée de Daniel Day Lewis et Michelle Pfeiffer. Sept ans plus tard, l’anglais Terence Davies a rendu justice au roman qui s’appelait encore Chez les heureux du monde, Gillian Anderson (X-Files) campant une Lily Barth un peu surprenant­e mais bien vue. Cependant on ne dit pas dans cet essai qu’en 1960 John Frankenhei­mer a dirigé en direct à la télé une épatante adaptation d’Ethan Frome avec Sterling Hayden et Julie Harris pour l’émission The DuPont Show of the Month, ni que Wharton comme Jane Austen est devenue depuis une coqueluche pour les plateforme­s. Même un fond de tiroir comme les Boucanière­s ont donné une série en 1995. Et récemment le créateur de Downton Abbey a sorti The Gilded Age, série largement pompée sur les romans de Wharton. On y trouve en particulie­r une arriviste sans scrupule (qui pourrait être Alva Vanderbilt) en lutte contre le dernier bastion du snobisme des vieilles familles, qui ici comme chez Wharton est basée sur Mme William Astor.

Car ces livres sont aussi en partie des romans à clé, et l’essai final «New York, de sa fondation à l’Age Doré» est fort utile pour naviguer entre cet urbanisme en croissance et ces grandes familles pour lesquelles la «bonne adresse» était aussi essentiell­e que la vertu.

(1) Beatrice Palmato et autres textes, Rivages Poche, 2014.

(2) Découvreus­e de Valentino, Mathis était une figure forte du cinéma d’alors, à quelques années d’adapter Ben Hur dans sa première mouture.

(3) Ces deux films muets sont considérés comme perdus.

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BrIdgeman Images Edith Wharton (1862-1937) dans les années 1890.
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ROMANS, NoUVEllES Edition établie par Emmanuelle DelanoëBru­n et Anne Ullmo, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Chénetier, Sarah Fosse, Claire Malroux, Suzanne V. Mayoux.
«Quarto» Gallimard, 1 280 pp., 36 €.
EDITH WHARTON
CHRONIQUES DE NEW YORK ROMANS, NoUVEllES Edition établie par Emmanuelle DelanoëBru­n et Anne Ullmo, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Chénetier, Sarah Fosse, Claire Malroux, Suzanne V. Mayoux. «Quarto» Gallimard, 1 280 pp., 36 €. EDITH WHARTON

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