Scène / A Amsterdam, le ciné sur les planches et au musée
A voir dans la capitale des PaysBas, une actrice qui enchaîne cent partenaires en une journée dans «The Second Woman», de Nat Randall et Anna Breckon, et «Liberté», installation immersive d’Albert Serra.
We’re all alone on the stage tonight /We’ve been told we’re not afraid of you»… «Nous sommes seuls sur scène ce soir, on nous a dit de ne pas vous craindre.» Un réconfort dispensé par Kate Bush (la chanson Wow), à avoir en tête alors qu’Amsterdam propose ce mois-ci deux scènes où s’abandonner, à l’intersection du cinéma et du théâtre. En solo d’abord au Holland Festival, plus grand festival néerlandais consacré aux arts de la scène. Tissant depuis le 6 juin une myriade de concerts, représentations et performances, avec comme invités principaux le Brésil et la metteuse en scène Christiane Jatahy, le grand raout s’achève en beauté le 28 juin avec un marathon d’actrice : une mise en scène de The Second Woman, pièce australienne de Nat Randall et Anna Breckon. Pendant 24 heures, une seule actrice doit y rejouer la même scène d’affilée avec 100 partenaires différents. Dix minutes où une femme et un homme échangent les derniers mots avant la rupture finale, où flottent regret et soulagement, où l’on effeuille la marguerite émotionnelle du «je t’aime, je ne t’ai jamais aimé».
Le décor et l’habit de l’interprète, rouges tous les deux, doivent à Paris, Texas de Wim Wenders, tandis que l’argument s’inspire d’Opening Night de John Cassavetes. Références assumées par la coautrice Anna Breckon, aussi théoricienne du cinéma queer et féministe. «La pièce veut explorer les relations entre hommes et femmes et comment le pouvoir s’exprime à travers les comportements anodins», nous explique Breckon par mail. Répétition, quotidien, Chantal Akerman et Jeanne Dielman à l’affût ? Breckon promet que l’on n’en aura pas gros sur la patate: «Nous voulions que le spectacle soit à la fois critique et optimiste. La structure critique les rapports de pouvoir entre les sexes sans être trop déprimant.» Sans doute la bonne formule pour tenir un jour, de 16 heures l’après-midi à 16 heures le lendemain. Le spectateur est encouragé à venir, sortir et revenir pour voir la pièce sous un angle différent –sarabande synchrone avec celle des acteurs, pour beaucoup non professionnels, choisis pour représenter toute la société hollandaise et incarner le local dans la bulle eighties de la pièce.
Buissons. L’oeuvre fut peu jouée à l’étranger depuis sa première à Sydney en 2017, avec Nat Randall pour inaugurer le rôle de la «deuxième femme», sorte d’éternel féminin: «L’autre femme, nous explique Breckon, la maîtresse, la travailleuse sexuelle, l’épouse qu’on prend pour acquis, la division de la femme dans l’histoire des représentations, entre la réalité et le fantasme.» Suivirent Alia Shakwat (marrante dans la série Arrested Development) à New York en 2019 et Ruth Wilson (intrépide dans The Affair) à Londres en 2023. A Amsterdam, ce sera à Georgina Verbaan, actrice, chanteuse et présentatrice télé, de se livrer, s’essorer et de se transfigurer en temps réel. Le casting rêvé d’une hypothétique reprise parisienne ? «Isabelle Huppert ou Adèle Haenel», nous répondent Breckon et Randall.
A l’autre bout du spectre, au Eye FilmMuseum, c’est au spectateur lui-même de monter sur la scène imaginée par le catalan radical Albert Serra. Le cinéaste a fait de Liberté, initialement une pièce puis un long métrage en 2019, une impressionnante installation en reproduisant son décorum : une forêt où des libertins sous Louis XVI s’ébattent la nuit, derrière les arbres ou dans des chaises à porteur. 1200m2 en intérieur, où le visiteur se déplacera avec précaution dans le noir, sur un sol terreux, au milieu des buissons. La seule lumière sera celle des écrans géants diffusant les passages les plus licencieux du film – cette pornographie froide, le petit doigt levé et sous le regard aristo d’Helmut Berger. Interdiction aux moins de 16 ans donc. On allumera forcément la torche de son smartphone pour voir où poser les pieds : l’ambiance est au lendemain de rave, avec canettes de bière et ventilos abandonnés anachroniques, à la lisière de la pochette de l’album Country Life de Roxy Music, celle où une paire de femmes surgit des fourrés avec seulement un soutiengorge pour deux. Mais on ne trouvera que les autres visiteurs, voûtés comme chassant les oeufs de Pâques.
Outrages. La scénographie applique à la lettre ce que Serra cherchait dans Liberté: perdre le spectateur dans les bois, dans la nuit, dans le jeu de regards impuissants où une dame subissant les outrages à l’écran nous fixe droit dans les yeux, tandis qu’on peut se rincer l’oeil devant des extraits de films muets coquins issus des collections du musée (à travers un hublot, attention, pas touche). Clou de l’immersion, on éprouve le temps qui passe en accéléré, lorsque l’obscurité est percée par le son de d’un orage et que l’aube finit par se lever – la lumière s’allume dans la salle, un rideau invisible s’est comme abaissé mais il n’y a personne pour nous applaudir. «Liberté» pourra se porter en pin’s brodé et en parfum (odeur de feuilles et de terre mouillées), à acheter à la boutique du musée, et a en fait encore plus de piquant au pays de Spinoza, spécialiste de la question.
Au vernissage presse le 7 juin, Serra fit légitimement froncer les sourcils des femmes journalistes hollandaises présentes en décochant des saillies théoriques sur l’absence de coordination d’intimité sur le tournage de Liberté («Si vous mettez un intermédiaire dans l’intimité, il n’y a plus d’intimité»). A la question «vous considérez-vous comme un danger pour vos actrices ?» le trublion, qui finit un film sur le romantisme de la corrida, répliqua : «Il n’y a aucune différence entre jouer et être soimême.» De quoi mouliner autour de ce qu’écrit Spinoza dans l’Ethique: «Les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés.»
The Second Woman d’ANNA BRECKON et NAT RANDALL du 28 au 29 juin, à l’International Theater Amsterdam. LIBERTÉ D’ALBERT SERRA du 8 juin au 29 septembre au Eye FilmMuseum d’Amsterdam