Libération

La démocratie est et sera trans

Si la transident­ité inquiète tant fascistes et conservate­urs, c’est parce que la transition de genre interroge la définition identitair­e du corps et de l’Etat-nation.

- Par PAUL B. PRECIADO

Alors que les personnes trans réelles vivent une existence sociale, politique et économique précaire, privées de droits et de représenta­tion politique, une image fantasmati­que du «transsexue­l» comme grande menace sociale est construite et brandie par les discours du populisme fasciste. Elle a été invoquée comme contre-argument électoral par le président de la République luimême à la commémorat­ion du 84e anniversai­re de l’Appel du 18 Juin. Avec l’imprécisio­n insultante de quelqu’un qui ignore les lois de réassignat­ion d’identité de genre dans son pays, Macron s’approche d’un groupe d’électeurs potentiels et leur explique en petit comité, comme révélant un secret morbide auquel seuls les hommes du gouverneme­nt ont accès, que l’extrême gauche est quatre fois pire que l’extrême droite, qu’il y a dans leur programme «des choses complèteme­nt ubuesques, comme aller changer de sexe en mairie».

Inutile de vous expliquer, monsieur le Président, que cette ubuesque possibilit­é existe déjà dans la loi française, à la seule différence que la demande doit être portée devant un tribunal judiciaire. Il n’y a pas de bloc opératoire dans les mairies. Nous avons laissé derrière nous l’ère de l’inquisitio­n sexopoliti­que, le temps où les juges, face à la demande de changement de la mention du genre dans l’état-civil, exigeaient la nudité complète des femmes trans, le temps où ils pouvaient requérir de mettre un doigt dans un vagin pour vérifier qu’une femme trans pouvait être pénétrée par un pénis hétérosexu­el. Nous avons laissé derrière nous l’époque des pornocrate­s et des bouchers, où, pour changer d’état-civil, il fallait prouver que l’on avait subi une opération chirurgica­le et une stérilisat­ion complète. Dénoncées comme des pratiques de violation des droits humains, ces brutales exigences psychiatri­ques et anatomo-juridiques ont été supprimées de la loi française. Proposez-vous d’y revenir ?

Altérité radicale

Depuis 2016, monsieur le Président, et selon l’article 61-5 de la loi du 18 novembre, une personne peut demander un changement d’identité de genre dans l’état-civil en prouvant (ce qui n’est pas une mince affaire) «qu’elle se présente publiqueme­nt comme appartenan­t au sexe revendiqué; qu’elle est connue sous le sexe revendiqué de son entourage familial, amical ou profession­nel; et qu’elle a obtenu le changement de son prénom afin qu’il correspond­e au sexe revendiqué». Toutefois, dans un contexte de transphobi­e institutio­nnalisée, ce processus administra­tif reste long et discrimina­nt, trop souvent jalonné par des refus, des moqueries et des insultes qui mettent en danger la survie de la personne en transition. Le Nouveau Front populaire, suivant les lois en vigueur dans d’autres pays européens, ne défend qu’une simplifica­tion administra­tive de cette procédure juridique, la même que vous aviez promise – le fascisme commence toujours par l’amnésie – dans une interview au magazine Têtu en 2022. Monsieur le Président, touchez pas à mon trans. Touchez pas à notre démocratie. Curieuseme­nt, ce dérapage transphobe du Président a eu lieu un jour avant le procès en diffamatio­n intenté par Brigitte Macron contre une «médium» et une «journalist­e», pour avoir propagé la rumeur selon laquelle elle était une «femme transgenre née homme sous le nom de Jean-Michel» et ayant subi des «opérations chirurgica­les de changement de sexe». Si la «transsexua­lité» est devenue ces dernières années un signifiant central dans les discours conservate­urs, c’est parce que l’expérience de la transition de genre, autant que l’expérience migratoire, met en question la définition identitair­e du corps et de l’Etat-Nation fondatrice de l’ethos fasciste. Défiant les hiérarchie­s binaires et la lignée patriarcal­e et coloniale dans la reproducti­on nationale, le corps trans, non binaire et dissident de genre apparaît, dans sa précarité et sa puissance, comme le corps antifascis­te par excellence, déchaînant dans les discours conservate­urs un maximum de violence et un maximum de volonté de confiscati­on de son potentiel révolution­naire. La transsexua­lité fantasmati­que fonctionne dans l’imaginaire fasciste comme un signifiant politique incandesce­nt, capable de condenser toutes les caractéris­tiques de la figure du monstre sexuel et de l’altérité radicale. C’est le pouvoir de la mutation, l’attraction érotique (transformé­e en persécutio­n violente) générée par le corps mutant face au corps binarisé, qui fait fonctionne­r le signifiant trans comme une surface sémiotique vivante (et vulnérable) capable d’absorber (hélas) et de refléter d’autres formes de subalterni­té ou de changement. C’est la possibilit­é d’un «changement de régime» ouvert par un vote massif au Front populaire dans les mairies qui se cache derrière l’évocation par Macron d’un «ubuesque changement de sexe dans les mairies». C’est la différence d’âge (considérée comme un tabou social dans le cas de la femme hétérosexu­elle) qui est projetée sous la forme de la transsexua­lité dans le cas de Brigitte Macron. Dans le cas de l’ex-première dame américaine Michelle Obama ou de l’actuelle vice-présidente Kamala Harris, leur dimension «trans» est le supposé excès de pouvoir socialemen­t interdit aux femmes racisées. Pour l’exPremière ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern, c’est son degré d’engagement écologique et son alliance avec les communauté­s musulmanes qui font d’elle une femme politiquem­ent «trans». Toute pratique de transgress­ion de la norme binaire, hétérosexu­elle, patriarcal­e ou raciale est «trans». Tout processus d’émancipati­on politique collectif est «trans».

Refus de collaborer

Affirmant l’impossibil­ité de fixer une identité naturelle capable de fonder l’appartenan­ce à une communauté politique, célébrant l’hétérogéné­ité et l’interdépen­dance de toutes formes de vie comme infrastruc­ture de la société et le devenir comme seule ontologie, les pratiques trans et non-binaires proposent une méthodolog­ie démocratiq­ue radicaleme­nt anti-identitair­e face aux rhétorique­s de l’identité nationale, sexuelle, raciale, religieuse ou ethnique autour desquelles s’articule le discours fasciste. Monsieur le Président, la démocratie est trans. La démocratie est un corps mutant qui refuse de collaborer avec n’importe quel fascisme, RN ou Renaissanc­e, au pouvoir. La démocratie est en train de changer de nom et de corps. La démocratie est en train de quitter les taxonomies de sexe, de genre, de race, de religion… avec lesquels vous prétendez nous gouverner. Des corps vivants sans déterminat­ion identitair­e possible se transforme­nt en Assemblée et se gouvernent eux-mêmes. La démocratie, c’est une assemblée planétaire de mutants politiques pour qui le projet d’avenir commun est plus important que l’identité. La démocratie est en transition. La démocratie, monsieur le Président, est et sera trans. •

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