La démocratie est et sera trans
Si la transidentité inquiète tant fascistes et conservateurs, c’est parce que la transition de genre interroge la définition identitaire du corps et de l’Etat-nation.
Alors que les personnes trans réelles vivent une existence sociale, politique et économique précaire, privées de droits et de représentation politique, une image fantasmatique du «transsexuel» comme grande menace sociale est construite et brandie par les discours du populisme fasciste. Elle a été invoquée comme contre-argument électoral par le président de la République luimême à la commémoration du 84e anniversaire de l’Appel du 18 Juin. Avec l’imprécision insultante de quelqu’un qui ignore les lois de réassignation d’identité de genre dans son pays, Macron s’approche d’un groupe d’électeurs potentiels et leur explique en petit comité, comme révélant un secret morbide auquel seuls les hommes du gouvernement ont accès, que l’extrême gauche est quatre fois pire que l’extrême droite, qu’il y a dans leur programme «des choses complètement ubuesques, comme aller changer de sexe en mairie».
Inutile de vous expliquer, monsieur le Président, que cette ubuesque possibilité existe déjà dans la loi française, à la seule différence que la demande doit être portée devant un tribunal judiciaire. Il n’y a pas de bloc opératoire dans les mairies. Nous avons laissé derrière nous l’ère de l’inquisition sexopolitique, le temps où les juges, face à la demande de changement de la mention du genre dans l’état-civil, exigeaient la nudité complète des femmes trans, le temps où ils pouvaient requérir de mettre un doigt dans un vagin pour vérifier qu’une femme trans pouvait être pénétrée par un pénis hétérosexuel. Nous avons laissé derrière nous l’époque des pornocrates et des bouchers, où, pour changer d’état-civil, il fallait prouver que l’on avait subi une opération chirurgicale et une stérilisation complète. Dénoncées comme des pratiques de violation des droits humains, ces brutales exigences psychiatriques et anatomo-juridiques ont été supprimées de la loi française. Proposez-vous d’y revenir ?
Altérité radicale
Depuis 2016, monsieur le Président, et selon l’article 61-5 de la loi du 18 novembre, une personne peut demander un changement d’identité de genre dans l’état-civil en prouvant (ce qui n’est pas une mince affaire) «qu’elle se présente publiquement comme appartenant au sexe revendiqué; qu’elle est connue sous le sexe revendiqué de son entourage familial, amical ou professionnel; et qu’elle a obtenu le changement de son prénom afin qu’il corresponde au sexe revendiqué». Toutefois, dans un contexte de transphobie institutionnalisée, ce processus administratif reste long et discriminant, trop souvent jalonné par des refus, des moqueries et des insultes qui mettent en danger la survie de la personne en transition. Le Nouveau Front populaire, suivant les lois en vigueur dans d’autres pays européens, ne défend qu’une simplification administrative de cette procédure juridique, la même que vous aviez promise – le fascisme commence toujours par l’amnésie – dans une interview au magazine Têtu en 2022. Monsieur le Président, touchez pas à mon trans. Touchez pas à notre démocratie. Curieusement, ce dérapage transphobe du Président a eu lieu un jour avant le procès en diffamation intenté par Brigitte Macron contre une «médium» et une «journaliste», pour avoir propagé la rumeur selon laquelle elle était une «femme transgenre née homme sous le nom de Jean-Michel» et ayant subi des «opérations chirurgicales de changement de sexe». Si la «transsexualité» est devenue ces dernières années un signifiant central dans les discours conservateurs, c’est parce que l’expérience de la transition de genre, autant que l’expérience migratoire, met en question la définition identitaire du corps et de l’Etat-Nation fondatrice de l’ethos fasciste. Défiant les hiérarchies binaires et la lignée patriarcale et coloniale dans la reproduction nationale, le corps trans, non binaire et dissident de genre apparaît, dans sa précarité et sa puissance, comme le corps antifasciste par excellence, déchaînant dans les discours conservateurs un maximum de violence et un maximum de volonté de confiscation de son potentiel révolutionnaire. La transsexualité fantasmatique fonctionne dans l’imaginaire fasciste comme un signifiant politique incandescent, capable de condenser toutes les caractéristiques de la figure du monstre sexuel et de l’altérité radicale. C’est le pouvoir de la mutation, l’attraction érotique (transformée en persécution violente) générée par le corps mutant face au corps binarisé, qui fait fonctionner le signifiant trans comme une surface sémiotique vivante (et vulnérable) capable d’absorber (hélas) et de refléter d’autres formes de subalternité ou de changement. C’est la possibilité d’un «changement de régime» ouvert par un vote massif au Front populaire dans les mairies qui se cache derrière l’évocation par Macron d’un «ubuesque changement de sexe dans les mairies». C’est la différence d’âge (considérée comme un tabou social dans le cas de la femme hétérosexuelle) qui est projetée sous la forme de la transsexualité dans le cas de Brigitte Macron. Dans le cas de l’ex-première dame américaine Michelle Obama ou de l’actuelle vice-présidente Kamala Harris, leur dimension «trans» est le supposé excès de pouvoir socialement interdit aux femmes racisées. Pour l’exPremière ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern, c’est son degré d’engagement écologique et son alliance avec les communautés musulmanes qui font d’elle une femme politiquement «trans». Toute pratique de transgression de la norme binaire, hétérosexuelle, patriarcale ou raciale est «trans». Tout processus d’émancipation politique collectif est «trans».
Refus de collaborer
Affirmant l’impossibilité de fixer une identité naturelle capable de fonder l’appartenance à une communauté politique, célébrant l’hétérogénéité et l’interdépendance de toutes formes de vie comme infrastructure de la société et le devenir comme seule ontologie, les pratiques trans et non-binaires proposent une méthodologie démocratique radicalement anti-identitaire face aux rhétoriques de l’identité nationale, sexuelle, raciale, religieuse ou ethnique autour desquelles s’articule le discours fasciste. Monsieur le Président, la démocratie est trans. La démocratie est un corps mutant qui refuse de collaborer avec n’importe quel fascisme, RN ou Renaissance, au pouvoir. La démocratie est en train de changer de nom et de corps. La démocratie est en train de quitter les taxonomies de sexe, de genre, de race, de religion… avec lesquels vous prétendez nous gouverner. Des corps vivants sans détermination identitaire possible se transforment en Assemblée et se gouvernent eux-mêmes. La démocratie, c’est une assemblée planétaire de mutants politiques pour qui le projet d’avenir commun est plus important que l’identité. La démocratie est en transition. La démocratie, monsieur le Président, est et sera trans. •