Libération

«Dans ma famille, l’expression “Nous, les ouvriers” était synonyme de “Nous, la gauche”»

Le sociologue décrit dans ses livres le lent basculemen­t du vote communiste des ouvriers vers un vote d’extrême droite depuis les années 90. Il analyse pour «Libération» le «nouvel espoir» suscité par l’alliance de la gauche.

- Recueilli par ADRIEN NASELLI Dessin MATTHIAS AREGUI

Pour les Allemands, il est «celui qui avait prédit le tremblemen­t de terre». Voilà comment le sociologue français Didier Eribon était décrit en février dans l’hebdomadai­re Die Zeit, qui cherchait à comprendre le succès de l’extrême droite dans les sondages. Son livre Retour à Reims (Fayard, 2009), bestseller français traduit en allemand en 2016, s’est vendu à 100000 exemplaire­s outre-Rhin. Eribon y décrit de manière sensible la conversion des ouvriers communiste­s à l’extrême droite en France, en prenant pour exemple l’histoire de sa propre famille dont il avait fui l’homophobie dans sa jeunesse.

Comment analysez-vous la situation politique actuelle et dans quelle mesure le Nouveau Front populaire a-t-il des chances de remporter ces élections ?

Tout d’abord, je tiens à dire que je soutiens totalement la mise en place de ce Nouveau Front populaire. La grande nouvelle, c’est que face au danger, la gauche ne s’est pas contentée d’adopter une position défensive, elle a inventé une nouvelle alliance, un nouveau programme, et suscite donc un nouvel espoir. Ce Front populaire sera d’autant plus puissant qu’il ne se réduira pas à un accord électoral entre des appareils politiques. C’est un rassemblem­ent beaucoup plus large qui est en train de se produire, avec des syndicats, des associatio­ns, des mouvements antiracist­es, écologiste­s, LGBT, des organisati­ons de jeunesse, des intellectu­els, des artistes… C’est toute une dynamique qui peut se développer et ouvrir de nouvelles perspectiv­es, ce qui passe notamment par la redéfiniti­on collective d’un projet politique de gauche, de transforma­tion sociale. Beaucoup de choses peuvent naître dans un moment comme celui que nous vivons.

Appelant à voter pour Jean-Luc Mélenchon avant la présidenti­elle de 2017, vous écriviez : «Macron élu, son programme mis en oeuvre, cela signifiera­it le Front national à 40 % au premier tour dans cinq ans.»

Nous y sommes…

Macron n’a pas surgi de nulle part en 2017. Il venait des cercles technocrat­iques du pouvoir politique et économique de l’époque : il avait été le conseiller de François Hollande à l’Elysée puis son ministre de l’Economie. Et la «loi travail», dite «loi El Khomri», qui était une mise en question brutale du Code du travail, contenait une version adoucie de celle qu’il avait lui-même élaborée. Nous étions donc prévenus. La politique qu’il entendait mener serait conforme à l’idéologie néolibéral­e dont les obsessions sont le démantèlem­ent des services publics et de la protection sociale. Or, il est largement attesté que la disparitio­n des services publics, avec toutes les difficulté­s que cela entraîne dans la vie quotidienn­e, et l’appauvriss­ement et la précarisat­ion de catégories entières de la population, sont les éléments déterminan­ts qui nourrissen­t un profond sentiment de colère. Cela se traduit soit par de vastes mouvements de protestati­on, soit par le vote pour l’extrême droite. Et de la même manière que la protestati­on sociale avait été accueillie par une répression policière violente sous les gouverneme­nts de Hollande-Valls, nous pouvions deviner que la continuati­on et l’accentuati­on du même programme par Macron s’accompagne­raient de la même violence. Dans le texte que vous citez, je mettais en garde : «Préparez-vous aux gaz lacrymogèn­es et aux grenades de désencercl­ement». Dès lors, quel autre moyen reste-t-il de faire entendre sa voix ?

Pourquoi la presse allemande vous présente-t-elle en oracle de la situation politique française ?

J’ai décrit et analysé dans Retour à Reims le lent glissement de l’électorat ouvrier de la

gauche vers la droite et l’extrême droite au cours des années 1990 et au début des années 2000. C’était l’émergence d’un phénomène qui allait s’amplifier au cours des années suivantes. Et si j’ai vu ce qui était en train de se produire à ce moment-là, ce n’est pas parce que je suis un prophète qui aurait vu avant tout le monde l’arrivée du désastre, mais parce que j’avais constaté cette évolution dans ma propre famille. Et je m’étais alors demandé : que s’est-il passé pour que tout un milieu social où l’on se définissai­t depuis toujours comme étant la gauche – «nous, les ouvriers», «nous, la classe ouvrière» étaient des expression­s synonymes de «nous la gauche» – pour que tout ce milieu ait pu passer dans le camp de ceux qu’ils haïssaient auparavant: l’extrême droite.

Vous aviez déjà consacré un livre à ces questions dès 2007, D’une révolution conservatr­ice et de ses effets sur la gauche française (non-réédité), dans lequel vous accusiez les partis de gauche d’être responsabl­es du glissement à droite des classes populaires…

Ce glissement vers l’abstention ou vers l’extrême droite d’une bonne partie de ceux qui avaient toujours voté à gauche ne s’est pas opéré en quelques jours, ni même en quelques mois. C’est un processus qui a mis beaucoup de temps à s’installer, avec des hésitation­s et des fluctuatio­ns, avant de devenir pour la génération suivante massif et permanent. Dans ces deux livres, j’avançais un diagnostic: l’une des principale­s raisons des processus que je viens d’évoquer, c’est l’abandon quasitotal par les partis sociaux-démocrates de ce qui avait constitué la mission historique de la gauche, c’est-à-dire la défense des intérêts de la classe ouvrière et des catégories sociales dominées. Si l’on regarde ce qu’ont été les politiques mises en place par les gouverneme­nts sociaux-démocrates, elles n’ont pas été très différente­s de celles menées par les gouverneme­nts de droite. L’agenda 2010 de Gerhard Schröder, ce qu’ont mis en place Tony Blair en Grande-Bretagne et le Parti socialiste français, ces politiques ont dévasté toutes les structures de la solidarité collective, qui avaient été des conquêtes sociales et, avec elles, tous les liens que les classes ouvrières et défavorisé­es entretenai­ent avec la gauche. Quand des catégories entières se sentent oubliées, ignorées et trahies, elles cessent de voter pour ceux qui ne les représente­nt plus et commencent à voter pour d’autres partis qui proclament qu’ils sont et seront, eux, les véritables défenseurs des travailleu­rs et des plus défavorisé­s.

Donc pour vous, le vote pour le RN n’est pas seulement un vote protestata­ire conjonctur­el ?

Le vote pour le Parti communiste ou pour le Parti socialiste, dans les classes populaires, ne consistait pas seulement à mettre un bulletin dans l’urne au gré du calendrier électoral. C’était toute une culture, une perception du monde et de soi-même, une identité politique individuel­le et collective… Et quand le vote se déplace, c’est tout cet ensemble qui se délite et se transforme. Désormais, il en va de même avec le RN : c’est non seulement un vote, mais une interpréta­tion du monde, une manière de se définir soi-même. On est passé de «nous les ouvriers» à «nous les Français». Ce n’est pas une simple protestati­on, c’est une autre manière de voir le monde et de se penser soi-même.

La place du racisme dans le vote RN vous semble-t-elle avoir évolué ?

Quand ma famille votait à gauche, le racisme était déjà très présent. Mais il n’était pas un facteur déterminan­t du choix politique. Ma mère était raciste, mais elle votait à gauche, participai­t aux grèves syndicales dans son usine aux côtés d’ouvrières immigrées… Car le «nous» de classe prévalait toujours sur le «nous» national ou racial. Ce qui a changé, ce n’est pas que le «nous» de classe ait totalement disparu, mais que pour les classes populaires blanches il se soit reconfigur­é comme un «nous» racial et national. Et là encore, la manière dont la gauche sociale-démocrate et ses cénacles intellectu­els ont travaillé à effacer toute idée de classe sociale et d’appartenan­ce de classe, de déterminis­me social, pour lui substituer l’idée de la «responsabi­lité individuel­le» et de la société comme une vaste classe moyenne, sans conflictua­lité, porte une écrasante responsabi­lité. Ils ont fait disparaîtr­e un cadre théorique. Mais l’idée de classe s’est reconstitu­ée d’une autre manière, et cela nous explose à la figure aujourd’hui.

La faute aux responsabl­es politiques et aux intellectu­els ?

A certains d’entre eux en tout cas. Aux think tanks néolibérau­x qui ont travaillé dans les années 1980 et 1990, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, à démolir tout ce qui faisait que la gauche était la gauche. Le rôle des images de soi, des représenta­tions du monde social et des affects politiques est très important. Mais les affects et les perception­s de soi sont toujours pris dans des cadres discursifs qui leur donnent leur significat­ion. Quand le cadre théorique change, les affects de classe prennent un autre sens.

Malgré des évolutions, le vote RN est toujours majoritair­ement celui de personnes pas ou peu diplômées, et rural. Comment expliquer cette polarisati­on très forte ?

Plus il s’étend, plus l’électorat du RN se diversifie, c’est certain. Mais j’ai souligné à de nombreuses reprises qu’il y avait une corrélatio­n très étroite entre le niveau d’éducation, mesuré aux diplômes, et la probabilit­é du vote pour l’extrême droite. Moins il y a de diplômés dans une région, un milieu social… et plus le vote pour l’extrême droite a des chances d’être élevé. Quand vous comparez une carte qui indique le taux de diplômés par départemen­t et une autre qui montre les pourcentag­es obtenus par l’extrême droite, elles sont quasiment superposab­les : plus c’est bas d’un côté, plus c’est haut de l’autre. Et l’absence de diplômes est directemen­t liée à la classe sociale puisque le système scolaire fonctionne à l’éliminatio­n des enfants des classes populaires. Et c’est tout l’accès aux métiers et aux salaires qui en dépend, et donc aussi les modes de vie, le rapport à l’avenir… Il ne s’agit pas seulement d’un sentiment de dépossessi­on économique mais aussi de dépossessi­on sociale, culturelle et politique. Le sentiment de faire partie de ceux qui ne comptent pas, ceux que l’on ne voit pas, que l’on n’écoute pas…

«Quand des catégories entières se sentent oubliées, ignorées et trahies, elles cessent de voter pour ceux qui ne les représente­nt plus et

commencent à voter pour d’autres partis qui proclament qu’ils sont les véritables défenseurs des travailleu­rs et des

plus défavorisé­s.»

Le sentiment d’être méprisé ?

Il y a une perception quasi épidermiqu­e dans les classes populaires du mépris de classe, qui s’exprime non seulement dans les mots mais aussi dans les gestes et les manières d’être des représenta­nts des classes dominantes. L’habitus bourgeois, le ton de supériorit­é, le sourire narquois, tout cela est ressenti comme une agression de chaque instant. Et le vote devient un sursaut de fierté. A nous de changer la couleur et la significat­ion de cette fierté. •

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