Comment le thème de la haine antijuive s’est imposé dans la campagne
La constitution du Nouveau Front populaire a fait de l’antisémitisme, déjà dans les débats des européennes, l’un des points centraux de cette campagne. Le RN ne manque pas de surfer sur les divisions de la gauche à ce propos, se targuant d’être le «bouclier» des juifs français.
Un hold-up historique ? Portés par un contexte géopolitique dramatique et favorisé par les errements d’une partie de la gauche et de l’extrême gauche, le Rassemblement national (RN) et Marine Le Pen sont au bord de réaliser un rapt spectaculaire : s’arroger, comme le répète à l’envi la leader d’extrême droite, le fait d’être le «bouclier» des juifs français et d’être, de leur point de vue, à la pointe avancée de la lutte contre l’antisémitisme. «Cela me révolte d’entendre cela ! Les juifs français n’ont qu’un seul bouclier : la République, ses magistrats, ses policiers. Et mes voisins, quand ils viennent m’exprimer leur solidarité, lâche, révulsé, l’historien spécialiste de l’antisémitisme Marc Knobel. Je récuse le fait qu’un parti politique se présente comme le
nd bouclier de la communauté juive.»
Bon gré mal gré, la question de l’antisémitisme s’impose dans la campagne des législatives. Même si elle avait déjà occupé les débats des européennes, la reconstitution de l’union de la gauche en a fait l’un des points centraux. Dans un climat saturé d’invectives, la dramatique affaire de Courbevoie a, si besoin était, remis ces derniers jours de l’huile sur le feu. LR rallié au RN, Eric Ciotti, reprenant la rhétorique déroulée tous azimuts à l’extrême droite, a ainsi mis en cause «la montée de l’antisémitisme dans notre pays, alimenté par l’alliance de l’extrême gauche». Lors d’un rassemblement provoqué par l’affaire de Courbevoie, l’ex-députée écologiste Sandrine Rousseau a été violemment interpellée : «Mais comment pouvez-vous être avec des gens de LFI et comment pouvez-vous être avec des antisémites ?»
Instrumentalisées. Ce qui éclate au grand jour ressort d’une histoire à front renversé. «La question de l’antisémitisme est centrale et prend une dimension excommuniante qui polarise les oppositions», analyse l’historien Emmanuel Debono, spécialiste de l’antiracisme. Incarnant la lutte contre l’antisémitisme depuis l’affaire Dreyfus et la Collaboration, la gauche est désormais sur le banc des accusés après des mois de confusion, liée à la radicalisation du conflit israélo-palestinien depuis l’attentat terroriste du 7 Octobre et la violence de la riposte israélienne à Gaza. L’attitude du leader de LFI, JeanLuc Mélenchon, et d’une partie de sa garde rapprochée, qui a multiplié les propos souvent qualifiés d’antisémites, est au coeur de cette polémique et des confusions, savamment instrumentalisées par la droite et l’extrême droite. Contre toute évidence, Mélenchon a déclaré, le 2 juin, que l’antisémitisme était «résiduel» dans l’Hexagone; les actes antisémites ont pourtant grimpé, l’année dernière, dans des proportions inégalées –1676, soit quatre fois plus qu’en 2022. «LFI est le seul grand parti à ne pas avoir appelé à participer à la manifestation transpartisane du 12 novembre 2023 contre l’antisémitisme, pointe, de son côté, le maire socialiste de Sarcelles (Val-d’Oise), Patrick Haddad. Dans un tel cas, cela veut dire que vous avez renoncé à lutter contre l’antisémitisme.»
Le RN a compris l’avantage qu’il pouvait en tirer. «Il est un moment où il faut se retrouver pour refuser ce terrible péril porté aujourd’hui par une gauche qui, abandonnant son âme et sa dignité, se compromet avec l’extrémisme», a écrit, le 16 juin, Marine Le Pen dans un tweet saluant la dernière prise de position de Serge Klarsfeld. L’historien et avocat avait annoncé, la veille sur LCI, qu’il voterait au second tour pour un candidat RN face à un candidat de LFI.
Quoi qu’il en soit, menée depuis une douzaine d’années et l’accession de Marine Le Pen à la tête du parti frontiste, la stratégie de banalisation du RN avait déjà rendu centrale la question de l’antisémitisme. «La dédiabolisation ne porte que sur l’antisémitisme, expliquait, en 2013, Louis Aliot, dans un entretien avec l’historienne Valérie Igounet, repris dans l’ouvrage le Front national de 1972 à nos jours. En distribuant des tracts dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais, ce n’était pas l’immigration, ni l’islam… D’autres sont pires que nous sur ces sujets-là. C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela… A partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste.»
Clivages. Pour beaucoup, la stratégie du RN est en voie d’aboutissement, sous nos yeux. «Le parti d’extrême droite se refait, de façon fallacieuse, une virginité», constate, désolé, Patrick Haddad. Depuis l’automne 2023, cette stratégie a trouvé une situation rarement aussi favorable, portée par le contexte géopolitique et le fait que LFI ait centré sa campagne des européennes sur le conflit israélo-palestinien. L’émergence, à ce moment-là, des violentes attaques antisémites dont la tête de liste PS-Place publique au scrutin européen, Raphaël Glucksmann, a fait l’objet ont remis sur le devant de la scène les clivages de la gauche et de l’extrême gauche.
Pour preuve, les âpres négociations qui, selon les observateurs, ont eu lieu lors de la constitution du Nouveau Front populaire en vue des législatives. La question de l’antisémitisme y a été longuement débattue, avant d’aboutir à une résolution à laquelle s’est ralliée LFI : «L’antisémitisme a une histoire tragique dans notre pays, qui ne doit pas se répéter. Tous ceux qui propagent la haine des juifs doivent être combattus.» Celle-ci divise dramatiquement la gauche depuis deux décennies. Porté par les thèses décoloniales, le champ de l’antiracisme s’est, en effet, reconfiguré. «L’antisémitisme n’y a pas trouvé sa place, analyse Emmanuel Debono. Il est passé à la trappe ; les juifs ne sont plus considérés comme discriminés. Une partie de la gauche a renoncé à l’universalisme, n’a plus vu l’antisémitisme comme un combat de la République.» La campagne des législatives signe-t-elle la fin d’un cycle ? En tout cas, l’antisémitisme perdure. «Il fluctue, il peut attirer les uns et les autres et il est intimement lié aussi à une ancienneté des stéréotypes, il se modèle en fonction de l’actualité et donc s’actualise : crise des gilets jaunes, épidémie du coronavirus et ses répercussions, conflit israélo-palestinien…» rappelle l’historien Marc Knobel, comme un avertissement.