En Hongrie, l’éducation laminée par les réformes de Viktor Orbán
Les enseignants sous-payés et déconsidérés ont perdu leur statut de fonctionnaire et l’essentiel de leur droit de grève, dans un pays où les programmes ont été réécrits pour se conformer aux valeurs «chrétiennes et conservatrices».
C’est l’une des premières décisions que Viktor Orbán a prise en arrivant au pouvoir. Dès 2010, à peine les élections remportées, le Premier ministre hongrois a fait supprimer le ministère de l’Education. Le symbole était clair : à quoi bon donner ne serait-ce qu’un minimum de reconnaissance à des dizaines de milliers d’enseignants réputés plutôt libéraux et donc loin de sa base électorale ? A l’époque, Orbán était encore vu comme un conservateur. Il n’avait pas fait de «l’illibéralisme» son mantra, ni profondément abîmé l’Etat de droit et la liberté de la presse. Aujourd’hui, avec sa haine des migrants et des personnes LGBT+, son alignement sur la Russie et son euroscepticisme, le Premier ministre hongrois est de plus en plus largement considéré comme un dirigeant d’extrême droite. Comme la plupart d’entre eux, il s’est employé à réformer l’éducation publique pour qu’elle véhicule ses valeurs, présentées comme «chrétiennes et conservatrices».
Depuis 2010, les enseignants n’ont jamais retrouvé de ministère dédié. Ils ont été ballottés d’institution en institution, du ministère des Ressources naturelles à celui des Ressources humaines, avant de passer en 2022 sous la coupe du ministre de l’Intérieur. Pour le dire simplement, le chef de la police est devenu responsable des professeurs, des élèves et du programme scolaire. Sans surprise, les réformes ont été martiales.
Caméras de surveillance
En février 2022, un décret a saboté le droit de grève des enseignants, en obligeant les profs grévistes à assurer au moins la moitié de leurs cours de la journée, voire l’ensemble s’ils sont en charge d’une classe qui passe un examen. Adoptée en plein mouvement de protestation pour une revalorisation des salaires, la mesure a poussé les profs vers la «désobéissance civile», des grèves déclarées mais hors du cadre légal puisqu’ils n’assuraient pas leurs cours. Malgré le licenciement de plusieurs figures du mouvement, la contestation a duré des mois, un bras de fer rare en Hongrie. Alors, à l’été 2023, le gouvernement a adopté ce que le milieu enseignant appelle «la loi de vengeance». Sa mesure principale prive les professeurs du statut de fonctionnaire et des bénéfices sociaux associés pour les transformer en «employés» de l’éducation publique. Le texte a également rendu légales des journées de douze heures de cours (contre huit auparavant) et la surveillance des enseignants par l’installation de caméras dans leurs salles ou de logiciels de contrôle dans leurs ordinateurs professionnels. Pour compléter le tableau, les profs ne sont plus autorisés à critiquer l’enseignement public, même en dehors de leurs heures de cours. Ces derniers coups de boutoir se sont ajoutés à douze années précédentes de réformes éducatives à la sauce Orbán. En 2013, les établissements scolaires publics, jusque-là relativement autonomes et gérés par les municipalités, sont passés sous la coupe d’un organisme unique. Le Klik centralise tout, jusqu’à l’approvisionnement en craies et ramettes de papiers. Résultat, il est fréquent que les parents fournissent directement le papier toilette ou autre matériel indispensable aux écoles dont les demandes ont été refusées ou traitées avec retard.
Pénurie de professeurs
La centralisation a également été appliquée aux programmes scolaires. Ils ont été réécrits pour faire plus de place à l’histoire nationale et au folklore, mais aussi pour intégrer le présent (et donc les décisions du gouvernement) au programme d’histoire. Le nombre de manuels a peu à peu été réduit jusqu’à ce que les éditeurs indépendants perdent leur licence en 2018. Aujourd’hui, il n’existe plus qu’un manuel par matière. Celui d’histoire pour la 8e classe (qui correspond plus ou moins à notre troisième) a fait scandale en 2016. Il incluait plusieurs photos d’Orbán en compagnie du pape ou en train d’inaugurer un pont, des extraits de ses discours sur la crise migratoire que l’Europe venait tout juste de connaître et une description du Premier ministre comme
«une figure fondamentale pour la Hongrie moderne».
Ces réformes, combinées à des salaires particulièrement bas, ont mené à une pénurie de professeurs. Si aucun chiffre officiel n’existe, une enquête du média indépendant 444.hu estimait en 2022 que 16 000 profs manquaient dans les écoles publiques. Depuis, le manque d’enseignants s’est aggravé, notamment suite à la «loi de vengeance» qui a conduit au moins 2 000 professeurs à abandonner leur métier. Personne ne pousse pour prendre la relève. Dans l’éducation primaire, les enseignants de moins de 30 ans ne sont plus que 6,7 %. Pour boucher les trous, ceux qui sont toujours en poste doivent remplacer leurs collègues, y compris dans des matières qui ne sont pas les leurs, et le plus souvent bénévolement. Depuis peu, le gouvernement envisage même d’envoyer enseigner dans les écoles les militaires de plus de 55 ans.
«La majorité des enseignants ont plus de 50 ans. Ce sont des gens plutôt libéraux et investis dans les syndicats, expliquait en décembre 2022 à Libération Stefano Bottoni, historien italien installé de longue date en Hongrie. Si l’on adopte la vision cynique du pouvoir, ça ne vaut pas la peine de soutenir un système dont la plupart des acteurs ne votent pas pour vous. Mieux vaut laisser cette génération partir à la retraite et la remplacer dans une petite dizaine d’années par des jeunes idéologiquement plus compatibles.» Des jeunes qui tout au long de leur scolarité auront grandi dans un système soigneusement pensé par le gouvernement.