Antisémitisme : le piège identitaire du Rassemblement national
L’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah permet au RN de se poser en protecteur des Juifs dans sa conquête du pouvoir, en imposant le clivage entre les «nationaux» et «l’anti-France» islamogauchiste antisémite.
Si elle est portée par les associations juives depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la mémoire de la Shoah entre, au cours des années 1980, dans une nouvelle étape : elle devient un objet à la fois de polarisation et de socialisation politique, ce qui l’amène à sortir définitivement de son cadre communautaire initial.
Suite à plusieurs polémiques internationales (l’affaire du Carmel d’Auschwitz en 1985, l’affaire Waldheim en 1986) et nationales (Darquier de Pellepoix puis Faurisson sur la «rumeur d’Auschwitz» en 1978-1979, les affaires Roques en 1986 et Notin en 1990, l’affaire du «détail» de Jean-Marie Le Pen en 1987), cette mémoire est progressivement investie d’une norme à la fois morale et politique (la loi Gayssot de 1990 pénalise la contestation du génocide) que Jean-Marie Le Pen et les cadres du Front national se plairont à transgresser régulièrement.
Du côté de la socialisation politique, l’engagement pour la défense de la mémoire de la Shoah et le rejet du discours négationniste se mêlent alors de façon indissociable à un engagement citoyen dans la lutte contre l’antisémitisme et le racisme, que ce soit dans le milieu associatif, politique et médiatique. Le point d’orgue de cette socialisation politique de la mémoire de la Shoah est la mobilisation de centaines de milliers de Français qui descendent dans la rue à la suite de la profanation du cimetière juif de Carpentras en mai 1990. La mémoire de la Shoah est intégrée progressivement dans des politiques éducatives qui prennent des formes pédagogiques spécifiques (venue de témoins rescapés dans les classes, visites sur les lieux de l’extermination), là aussi dans un discours civique autour de l’éducation à la tolérance, à la protection des minorités et contre les stéréotypes raciaux.
Si la mémoire de la Shoah est ainsi devenue dans ces années une référence morale, politique et éducative pour des citoyens, bien au-delà du cadre communautaire, c’est qu’elle s’adossait à un idéal qui bannissait les stéréotypes raciaux, l’exclusion, et les processus de déshumanisation qui ont mené les nazis à mettre en oeuvre leur politique d’extermination des Juifs. Rien n’était écrit d’avance pour situer ainsi cette mémoire dans un combat contre le refus de l’Autre, et il a fallu l’engagement sincère de nombreux acteurs – juifs et nonjuifs – pour faire de la mémoire de la Shoah et de la lutte contre l’antisémitisme un combat de la République. L’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah et de la lutte contre l’antisémitisme par le Rassemblement national de Marine Le Pen depuis les années 2010, et aujourd’hui de Jordan Bardella, répond à une stratégie politique claire : la recherche d’une respectabilité pour conquérir le pouvoir. Cette instrumentalisation contient aussi l’autre face d’une même pièce : la protection des Juifs contre la minorité musulmane du pays désignée comme seule responsable des actes antisémites. Le discours du RN n’a cessé de produire des amalgames entre islam et islamisme, islam et terrorisme, islam et antisémitisme, véhiculant des stéréotypes et des assignations identitaires en situant la minorité musulmane comme un danger pour l’identité nationale. Il reprenait ainsi, en la déplaçant sur une autre minorité, les thèses classiques de l’extrême droite sur les minorités (juive ou protestante hier, musulmane aujourd’hui) accusée de dissoudre la communauté nationale.
Car cette stratégie d’un RN protecteur des Juifs dans sa conquête du pouvoir participe de la bataille culturelle de l’extrême droite sur l’identité nationale et le clivage qu’il cherche à imposer à la société française entre les «nationaux» et «l’anti-France» islamo-gauchiste antisémite. Ce poison instillé crée une grande confusion alimentée – dans un jeu de miroirs – par une partie de la gauche, mais une partie seulement, décidée à relativiser l’antisémitisme en France en le qualifiant de «résiduel» (Mélenchon), ou pire encore à porter des attaques à caractère antisémite. Le «résiduel» n’existe pas dans la lutte à mener contre l’antisémitisme, d’où qu’il vienne. Mais ce sont les mêmes mécanismes d’essentialisation et d’intolérance qui alimentent le discours antisémite et celui porté contre la minorité musulmane par le RN.
Les déclarations récentes sur le RN de Serge Klarsfeld, ardent défenseur de la mémoire de la Shoah qui aura mené un combat sans relâche contre l’impunité des criminels, ne font qu’amplifier une confusion abyssale et une bataille identitaire funeste dont il nous faut sortir avant qu’il ne soit trop tard.