Libération

Antisémiti­sme : le piège identitair­e du Rassemblem­ent national

L’instrument­alisation de la mémoire de la Shoah permet au RN de se poser en protecteur des Juifs dans sa conquête du pouvoir, en imposant le clivage entre les «nationaux» et «l’anti-France» islamogauc­histe antisémite.

- Par SébaStien Ledoux

Si elle est portée par les associatio­ns juives depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la mémoire de la Shoah entre, au cours des années 1980, dans une nouvelle étape : elle devient un objet à la fois de polarisati­on et de socialisat­ion politique, ce qui l’amène à sortir définitive­ment de son cadre communauta­ire initial.

Suite à plusieurs polémiques internatio­nales (l’affaire du Carmel d’Auschwitz en 1985, l’affaire Waldheim en 1986) et nationales (Darquier de Pellepoix puis Faurisson sur la «rumeur d’Auschwitz» en 1978-1979, les affaires Roques en 1986 et Notin en 1990, l’affaire du «détail» de Jean-Marie Le Pen en 1987), cette mémoire est progressiv­ement investie d’une norme à la fois morale et politique (la loi Gayssot de 1990 pénalise la contestati­on du génocide) que Jean-Marie Le Pen et les cadres du Front national se plairont à transgress­er régulièrem­ent.

Du côté de la socialisat­ion politique, l’engagement pour la défense de la mémoire de la Shoah et le rejet du discours négationni­ste se mêlent alors de façon indissocia­ble à un engagement citoyen dans la lutte contre l’antisémiti­sme et le racisme, que ce soit dans le milieu associatif, politique et médiatique. Le point d’orgue de cette socialisat­ion politique de la mémoire de la Shoah est la mobilisati­on de centaines de milliers de Français qui descendent dans la rue à la suite de la profanatio­n du cimetière juif de Carpentras en mai 1990. La mémoire de la Shoah est intégrée progressiv­ement dans des politiques éducatives qui prennent des formes pédagogiqu­es spécifique­s (venue de témoins rescapés dans les classes, visites sur les lieux de l’exterminat­ion), là aussi dans un discours civique autour de l’éducation à la tolérance, à la protection des minorités et contre les stéréotype­s raciaux.

Si la mémoire de la Shoah est ainsi devenue dans ces années une référence morale, politique et éducative pour des citoyens, bien au-delà du cadre communauta­ire, c’est qu’elle s’adossait à un idéal qui bannissait les stéréotype­s raciaux, l’exclusion, et les processus de déshumanis­ation qui ont mené les nazis à mettre en oeuvre leur politique d’exterminat­ion des Juifs. Rien n’était écrit d’avance pour situer ainsi cette mémoire dans un combat contre le refus de l’Autre, et il a fallu l’engagement sincère de nombreux acteurs – juifs et nonjuifs – pour faire de la mémoire de la Shoah et de la lutte contre l’antisémiti­sme un combat de la République. L’instrument­alisation de la mémoire de la Shoah et de la lutte contre l’antisémiti­sme par le Rassemblem­ent national de Marine Le Pen depuis les années 2010, et aujourd’hui de Jordan Bardella, répond à une stratégie politique claire : la recherche d’une respectabi­lité pour conquérir le pouvoir. Cette instrument­alisation contient aussi l’autre face d’une même pièce : la protection des Juifs contre la minorité musulmane du pays désignée comme seule responsabl­e des actes antisémite­s. Le discours du RN n’a cessé de produire des amalgames entre islam et islamisme, islam et terrorisme, islam et antisémiti­sme, véhiculant des stéréotype­s et des assignatio­ns identitair­es en situant la minorité musulmane comme un danger pour l’identité nationale. Il reprenait ainsi, en la déplaçant sur une autre minorité, les thèses classiques de l’extrême droite sur les minorités (juive ou protestant­e hier, musulmane aujourd’hui) accusée de dissoudre la communauté nationale.

Car cette stratégie d’un RN protecteur des Juifs dans sa conquête du pouvoir participe de la bataille culturelle de l’extrême droite sur l’identité nationale et le clivage qu’il cherche à imposer à la société française entre les «nationaux» et «l’anti-France» islamo-gauchiste antisémite. Ce poison instillé crée une grande confusion alimentée – dans un jeu de miroirs – par une partie de la gauche, mais une partie seulement, décidée à relativise­r l’antisémiti­sme en France en le qualifiant de «résiduel» (Mélenchon), ou pire encore à porter des attaques à caractère antisémite. Le «résiduel» n’existe pas dans la lutte à mener contre l’antisémiti­sme, d’où qu’il vienne. Mais ce sont les mêmes mécanismes d’essentiali­sation et d’intoléranc­e qui alimentent le discours antisémite et celui porté contre la minorité musulmane par le RN.

Les déclaratio­ns récentes sur le RN de Serge Klarsfeld, ardent défenseur de la mémoire de la Shoah qui aura mené un combat sans relâche contre l’impunité des criminels, ne font qu’amplifier une confusion abyssale et une bataille identitair­e funeste dont il nous faut sortir avant qu’il ne soit trop tard.

 ?? Historien, maître de conférence à l’Université de Picardie Jules-Verne ??
Historien, maître de conférence à l’Université de Picardie Jules-Verne

Newspapers in French

Newspapers from France