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«Aujourd’hui, les forces de gauche coalisées ont moins de force politique que le Front populaire de l’époque»

Les parallèles dressés entre le mouvement de 1936 et le Nouveau Front populaire de 2024 atteignent très vite leurs limites, estime le philosophe Milo Lévy-Bruhl, qui en détaille les différence­s.

- Recueilli par ÈVE SZEFTEL

Milo Lévy-Bruhl, 31 ans, est philosophe, spécialist­e de la pensée de Léon Blum (1872-1950) à laquelle il consacre une thèse de philosophi­e politique à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Auteur notamment du Théâtre de Léon Blum (éditions de l’Aube, 2023), il est aussi expert associé à la Fondation JeanJaurès. Dans cet entretien, il rappelle ce qu’était vraiment le Front populaire, référence mémorielle omniprésen­te à gauche et instrument­alisée tous azimuts, de François Ruffin à Emmanuel Macron : un «front républicai­n» large, y compris avec un parti bourgeois, qui visait davantage la défense des institutio­ns républicai­nes que d’empêcher une victoire électorale de l’extrême droite qui n’avait «alors aucune chance d’arriver». Et juge «stupide et risible» les propos de Jean-Luc Mélenchon qui considère que Blum en 1936 n’était «pas au niveau de Manuel Bompard, ni de Mathilde Panot».

La référence au Front populaire, brandie par François Ruffin dès dimanche soir pour faire barrage au Rassemblem­ent national, est-elle pertinente dans la situation actuelle ?

Le Front populaire est une référence mémorielle traditionn­ellement mobilisée par la gauche lorsqu’elle souhaite engager une dynamique d’union entre ses différente­s composante­s, et notamment lorsque l’union est présentée avant tout comme la manière d’empêcher l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. La visée première du Front populaire était en effet la défense des institutio­ns républicai­nes contre le risque fasciste, avant même les conquêtes sociales qu’il a su arracher et auxquelles on l’associe aujourd’hui. Mais la grande différence avec aujourd’hui, c’est qu’en 1936, la seule alliance des forces de gauche –PC, SFIO, Parti radical – garantit une victoire républicai­ne : on n’a pas besoin d’aller audelà et de s’ouvrir à la droite républicai­ne. Aujourd’hui, les forces de gauche coalisées ont beaucoup moins de force politique que le Front populaire de l’époque, et donc il faudra bien qu’elles se posent la question, dans l’entre-deuxtours, du front républicai­n qui était au coeur du mouvement du Front populaire. C’est à ce moment-là qu’on pourra juger si la visée du Nouveau Front populaire est cohérente avec celle du Front populaire tel qu’il s’en revendique.

Peut-on comparer le péril fasciste de l’époque au risque que le RN gouverne la France à l’issue des législativ­es ?

La crainte de la gauche en 1936 n’est pas seulement liée à la présence du fascisme en Italie ou du nazisme en Allemagne. A partir de février 1934, il y a un péril interne à la France. Blum voit la possibilit­é d’une entente entre la direction de certaines Ligues et une partie de la droite et de l’extrême droite parlementa­ire en vue d’un coup de force. Et dans ce contexte, ce qui l’ébranle profondéme­nt, c’est la faiblesse du Parti radical le 6 février 1934 : le ventre mou bourgeois lui semble alors totalement dépassé par les événements. L’autre grande différence avec 1936 est là : le Front populaire de Blum ne vise pas à empêcher une victoire électorale de l’extrême droite, qui n’a alors aucune chance d’arriver. Il vise à raffermir une partie de la bourgeoisi­e que représente le Parti radical en l’arrimant à la gauche pour qu’elle ne se laisse pas entraîner et dépasser par l’agitation fasciste. On aime bien répéter à gauche que la bourgeoisi­e aurait choisi Hitler plutôt que le Front populaire, mais le Front populaire c’est une alliance entre des partis prolétarie­ns et un parti bourgeois. Une partie de la bourgeoisi­e a constitué le Front populaire.

Cela étant dit, s’il faut certes distinguer absolument le Rassemblem­ent national du fascisme et plus encore du nazisme, il ne faut pas pour autant minorer le danger immense pour les institutio­ns républicai­nes et pour la vie d’une grande partie de nos concitoyen­s que sa victoire représente­rait. D’autant que, j’insiste, contrairem­ent à 1936, l’extrême droite a aujourd’hui des chances réelles de remporter les élections.

De même, comment jugez-vous le programme du Nouveau Front populaire, axé sur la défense des acquis sociaux (retraite à 60 ans, assurance chômage), à l’aune de celui du Front populaire, qui était un programme de conquête sociale ?

Encore une fois les choses sont plus complexes. Il faut distinguer deux choses : le programme du Front populaire en tant que tel et ce à quoi on l’associe rétrospect­ivement aujourd’hui. En fait, le programme de 1936 est très raisonnabl­e. Pourquoi ? Parce qu’après avoir compris que la stratégie communiste du «Front de classe», visant à affaiblir les partis socialiste­s, a facilité la progressio­n du fascisme en Europe, Moscou a totalement changé de stratégie et opté pour celle du «Front populaire» : c’est-à-dire des alliances les plus larges possibles, y compris avec des partis bourgeois, contre le péril fasciste. Dans les négociatio­ns, le Parti radical s’est donc retrouvé soutenu par le Parti communiste. Si bien qu’à la fin le programme du Front populaire correspond en gros au programme traditionn­el de la gauche du Parti radical. Puis viendront les grandes grèves de mai-juin 1936 qui permettron­t les accords de Matignon et d’autres mesures comme les congés payés, ardemment voulus par Blum mais qui ne figuraient pas dans le programme du Front populaire. Les grandes conquêtes sociales qu’on retient du Front populaire tiennent donc avant tout au grand mouvement social post-élection, dans un contexte où le mouvement social était extrêmemen­t dynamique et conquérant et non plus essentiell­ement défensif comme il l’est, à juste titre, depuis plusieurs années maintenant.

La question de l’antisémiti­sme s’est invitée dans les débats autour de la constituti­on de l’alliance, certains socialiste­s reprochant aux insoumis un déni de cette question, voire d’alimenter l’antisémiti­sme. A l’époque, cette question était-elle présente à gauche, dans la suite de l’affaire Dreyfus, ou bien l’antisémiti­sme était-il cantonné à l’extrême droite ?

L’affaire Dreyfus représente en effet une rupture dans le rapport

de la gauche à l’antisémiti­sme. Au début de l’affaire, la gauche se partage dans son écrasante majorité entre des indifféren­ts à l’antisémiti­sme et des antisémite­s proprement dits. A l’époque, même un Jaurès voit dans l’antisémiti­sme d’un Drumont des ferments révolution­naires ! L’idée est que l’antisémiti­sme constitue une critique sociale légitime contre l’injustice que représente le trop grand pouvoir juif supposé, notamment dans la finance. Cet antisémiti­sme-là, essentiali­sant et complotist­e, est omniprésen­t à gauche. Si bien que certains socialiste­s commencent à s’inquiéter de la prégnance de l’antisémiti­sme dans le prolétaria­t et du risque d’échec de la révolution si la lutte des classes est remplacée par la lutte des races.

L’explosion de l’antisémiti­sme durant l’affaire Dreyfus va alors provoquer une prise de conscience : l’antisémiti­sme va commencer à être dénoncé comme une ruse capitalist­e, comme un risque d’échec de la révolution. Des intellectu­els socialiste­s vont commencer à décrire la réalité du judaïsme dans sa diversité, à critiquer le fantasme de l’idée d’un projet commun aux juifs, à restituer la réalité, totalement surestimée jusqu’alors, du pouvoir de certains juifs, et à complexifi­er la compréhens­ion des mécanismes d’exploitati­on du capitalism­e, liés à des rapports sociaux et pas à des décisions individuel­les.

Bref, le socialisme va se purger progressiv­ement de son antisémiti­sme tout en améliorant sa compréhens­ion des phénomènes sociaux des sociétés modernes. A cet égard, on peut dire que depuis plusieurs années, et de façon encore plus criante depuis le 7 Octobre, La France insoumise, qui est aussi beaucoup moins bien charpentée doctrinale­ment, est aussi, logiquemen­t, beaucoup moins claire sur la question de l’antisémiti­sme de gauche et de l’indifféren­ce à l’antisémiti­sme de gauche que ne l’était le socialisme de la première moitié du XXe.

Quand Emmanuel Macron dit que Blum se retournera­it dans sa tombe en voyant le Nouveau Front populaire, a-t-il raison, ou instrument­alise-t-il lui aussi l’histoire à des fins politiques ?

On ne peut pas faire parler les morts sur le présent. Ni moi, ni personne ne peut dire ce qu’aurait pensé Blum du Nouveau Front populaire. En revanche, on peut poser comme principe que ceux qui ont participé à détruire une partie de l’héritage politique de Blum – l’Etat social, le dialogue social – sont mal placés pour le faire parler. L’inconséque­nce invraisemb­lable avec laquelle Emmanuel Macron a pris le risque d’ouvrir la voie du pouvoir à l’extrême droite, sur la base de petits calculs politicien­s, évoque d’ailleurs bien des pages de Blum sur l’effondreme­nt politique et moral des élites bourgeoise­s dans l’entre-deux-guerres.

Que pensez-vous des propos de Jean-Luc Mélenchon dans 20 Minutes disant que Blum, quand il devient chef du gouverneme­nt en 1936, n’était «pas au niveau de Manuel Bompard, ni de Mathilde Panot ou de Clémence Guetté» puisqu’il était alors seulement «critique d’art et dirigeant marxiste du Parti socialiste» ?

C’est bien sûr stupide et risible. Le Blum qui devient président du Conseil en 1936 est depuis plus de vingt ans le dirigeant de ce qui est alors le principal parti socialiste européen. C’est un leader politique qui a transformé la petite minorité du Congrès de Tours en premier parti de France, qui a organisé le travail en son sein de manière méthodique pour lui permettre d’être à la fois une puissance parlementa­ire et le pilier d’un mouvement socialiste qui, entre ses revues, ses syndicats, ses mutuelles et autres institutio­ns, constitue une véritable contre-société socialiste au sein de la société bourgeoise. Parallèlem­ent, Blum est un intellectu­el d’une immense envergure, absolument sans équivalent dans tout le personnel politique de l’époque. Bien qu’on n’en ait pas encore pris la pleine mesure en France, je m’emploie à montrer dans mes travaux qu’il est parmi les plus grands théoricien­s de l’histoire du socialisme. Et toutes ces qualités ne lui sont pas tombées du ciel. C’est un homme qui a été formé auprès des plus grands penseurs français, qui a baigné dans le socialisme au tournant du siècle, aux heures où la densité doctrinale y était la plus forte.

On parle de quelqu’un qui a eu comme maîtres Jean Jaurès, Lucien Herr [bibliothéc­aire de l’Ecole normale supérieure, il est le mentor de toute une génération de socialiste­s et d’intellectu­els au tournant du XXe siècle, ndlr], Charles Andler [professeur au Collège de France, il est le premier traducteur et éditeur scientifiq­ue de Karl Marx], comme camarades Charles Péguy ou Marcel Mauss. C’est cette socialisat­ion intellectu­elle et politique qui a fait ce qu’il est devenu. Et toute sa vie, il a cherché à conserver dans des collectifs militants la liberté et l’exigence de la pensée qu’il avait connues durant ses premières années. Donc le comparer à ces jeunes apparatchi­ks me paraît un peu déplacé. Ce sont des propos qui ne disent rien de Blum, mais qui en disent long sur Jean-Luc Mélenchon. •

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Photo AFP Léon Blum en meeting à Paris en 1936.

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