Divergences politiques Le couple pris à parti
Peut-on s’aimer sans déposer le même bulletin dans l’urne ? Pas si sûr.
Le couple de retraités oléronais que forment Nicole (1) et Pierre ne glissera pas le même bulletin dans l’urne le 30 juin pour le premier tour des législatives. Après cinquante-trois ans d’amour, ils se disputent encore avant d’aller voter. Elle, ancienne professeure de français, est socialiste. Lui, vingt-cinq ans d’armée de l’air au compteur, vote à droite, parfois au centre. «Le Front populaire me tient à coeur, claironne Nicole. Même si j’ai été dégoûtée par Mélenchon, je suis de gauche !» Pierre la coupe : «Le Front populaire, c’est le mariage de la carpe et du lapin. Ça ne tiendra pas.»
Ils s’accordent tout de même sur un point: «Le RN ne doit pas accéder au pouvoir.» Pour eux, parler politique, c’est risquer d’envenimer leur relation : «On n’essaye plus de se convaincre l’un et l’autre, même si on se chamaille comme des gosses. On sait que ça va mal finir donc on abrège la conversation.» De fait, l’homogamie domine chez les couples : 66 % des personnes vivant ensemble penchent pour le même bord, selon une étude Cevipof-Ipsos de 2017. Les jeunes sont encore plus exigeants : 48 % des moins de 25 ans disent avoir déjà rompu avec quelqu’un à cause de ses opinions politiques, soit trois fois plus que les 35 ans et plus (16 %), d’après un baromètre Ifop de 2022.
«Conflits profonds»
Lorsqu’il rencontre Edouard sur Grindr en pleine période électorale, en 2022, Thomas le trouve d’abord «très ouvert sur le monde». «Il connaissait bien la cuisine de différents pays, notamment la gastronomie indienne. Chez lui il y avait des tapis orientaux, de l’encens… Il avait un côté un peu orientaliste et dandy», narre le trentenaire, qui admet en riant «avoir été séduit par le fait qu’il [lui] lise du Proust». Les deux hommes ne se ressemblent pas: Edouard est catholique pratiquant, Thomas non; Edouard est haut fonctionnaire, Thomas rédacteur freelance ; Edouard adore les soirées mondaines et l’opéra, Thomas moins… Les premiers mois, cela ne pose pas problème. Jusqu’au jour où Edouard, lors d’une conversation sur l’actualité américaine, se livre à une diatribe contre l’avortement. «Quand on a vu qu’il était remis en cause aux Etats-Unis, avec mes amis, on était révoltés, relate Thomas. Lui était opposé à l’IVG et était capable de sorties très réac. J’étais sous le choc! Pourtant, c’était important d’avoir cette discussion, qu’il n’avait pas l’occasion d’avoir avec ses proches. J’avais un peu le syndrome du gauchiste qui veut convaincre l’autre, mais surtout je voulais détricoter ses idées.» Après six mois, ils se séparent : «Edouard sortait meurtri de chacun de nos débats, ça a fini par abîmer notre relation.»
La sociologue Anne Muxel s’est à plusieurs reprises penchée sur l’imbrication de l’amour et de la politique. Dans son article universitaire La politique a-t-elle sa place dans le couple ? (2021), elle relève : «Un tiers seulement des couples affirme qu’il est important de partager les mêmes idées pour s’aimer.» Pour autant, dans les faits, «les couples homogames politiquement sont nettement plus nombreux que les couples dissonants». La sociologue détaille de grandes tendances : – Plus les individus sont politisés, plus les désaccords ont un fort impact sur leur relation.
–Les femmes sont plus affectées que les hommes par l’incidence de ces désaccords sur les liens affectifs. –Les désaccords ne revêtent pas la même importance selon leur objet (ne pas s’accorder sur la taxation fiscale a moins de conséquences qu’un différend sur des valeurs, comme le mariage pour tous). –Les électeurs de gauche sont plus sensibles au fait d’être d’accord avec leur partenaire que les gens de droite.
Si l’on se met rarement en couple juste parce que l’on partage les mêmes idées, les divergences partisanes peuvent entacher une relation –amoureuse, mais aussi amicale ou familiale. Thomas : «Au début, tu es dans la cristallisation romantique, c’est petit à petit que tu vois des choses qui effritent la relation de manière violente.» Comment envisager un avenir avec quelqu’un qui ne partage pas ses révoltes et ses idéaux, voire dont les idées sont à l’opposé des siennes ?
Cette question, Agnès, 26 ans, y a été confrontée il y a deux ans après sa rencontre avec Jérémy, lors d’une soirée entre amis. «On a commencé à se questionner sur les red flags [signaux négatifs, ndlr] qui pouvaient nous empêcher de relationner avec quelqu’un, se remémore l’assistante de projet dans la communication. Du tac au tac, j’ai répondu : “Les mecs de droite, c’est impossible.” Et là, tout le monde a pouffé. J’ai croisé le regard de Jérémy, j’ai compris qu’il se positionnait bien à droite. Il voyait alors ses possibilités de me draguer s’amenuiser…»
Au cours de la soirée, pourtant, ils se rapprochent : «C’était quelqu’un de très intelligent, ça m’a attirée. On a créé des liens sur d’autres sujets que la politique. Le plus étonnant, c’était qu’il y avait pas mal de sujets sur lesquels on se retrouvait.» Ils se fréquentent pendant six mois : «On a jamais essayé de se convaincre. Pourtant, quand je le voyais, je ne pouvais pas m’empêcher de me demander comment on pouvait être aussi intelligent et s’affilier à des idées aussi dénuées de sens. Ce paradoxe nous liait.» La tension créée par leurs divergences a fini par s’essouffler. «Ces désaccords représentent un risque pour le couple. Parce que la relation amoureuse amplifie les petites frictions, les agacements, il peut conduire à la longue à des conflits plus profonds, ouvrir des brèches d’incompréhension», explique Anne Muxel dans son article.
«On peut jouer de tout quand on est dans la phase de séduction», décrypte Catherine Demangeot, psychothérapeute de couples à Paris. Or «à terme, c’est plus divergent que rassembleur. Dans les désaccords politiques, une lutte de pouvoir se joue. Elle peut nourrir le désir mais finira par l’étouffer. Se mettre avec quelqu’un qui ne s’intéresse pas à notre cause, c’est énergivore et ça peut renvoyer à une mauvaise image de nous. Ce qu’on essaie d’expliquer à son partenaire ne fait que renforcer notre propre niveau d’engagement politique, mais cette fois-ci, dans l’intimité du quotidien».
Pour Agnès, la divergence hypothéquait d’emblée l’avenir de sa relation amoureuse: «Je me suis très peu projetée, je ne peux pas envisager ma vie aux côtés d’une personne dont les idées sont à l’opposé des miennes. J’aurais honte auprès de mes proches.» A l’inverse, Thomas a compris lors de sa rupture avec Edouard que ce dernier craignait de l’inviter dans ses soirées mondaines, de peur qu’il ne passe pour le gauchiste de service et le mette dans l’embarras. La manière dont on vote peut aussi rejaillir sur le quotidien. Jeanne, 23 ans, étudiante en science politique, raconte être sortie pendant quatre ans avec un garçon désintéressé de la politique: «Il étudiait l’histoire de l’art et l’archéologie et il était plus intéressé par les ossements que par l’actualité… Il ne votait pas, ne parlait pas politique, n’allait jamais en manifestation. Il était dans sa bulle et n’avait aucune confiance dans le système politique, il répétait sans cesse : “Tous des pourris.”»
«Ça me frustrait»
Jeanne aurait aimé partager avec lui les mobilisations sociales, et c’est aussi à travers des activités banales que s’exprimaient leurs visions divergentes du monde. Lorsqu’ils décidaient de regarder un film tous les deux, «il cherchait à oublier le monde réel, il allait toujours proposer de la science-fiction, des univers qui n’avaient rien à voir avec le nôtre. Moi, j’aime les films qui me secouent : un de mes réalisateurs préférés, c’est Ken Loach, qui filme l’échec du système social britannique», se remémore Jeanne.
Son amoureux ne votant pas, comme près de la moitié des Français, la jeune femme avait «l’impression de l’éduquer, ça me frustrait. Quand je manifestais contre la réforme des retraites, j’étais fatiguée, stressée, et tout ce qu’il trouvait à me répondre c’était que je devais arrêter d’y aller. Ça me faisait chier de ne rien partager sur le plan politique avec lui! C’était comme des miniruptures à chaque fois. Ça a joué dans notre séparation». Jeanne juge qu’aujourd’hui, ils ne pourraient plus être ensemble : «Avec le RN aux portes de pouvoir, j’aurais pété un câble s’il ne s’était pas mobilisé.» Même déception pour Phoebe, 29 ans. Au lycée, elle tombe amoureuse de Sibylle. Après son entrée en classe prépa, elle se politise de plus en plus, et Sibylle non: «Pour elle, on était juste deux filles qui s’aimaient. Alors que moi, j’ai commencé à lire pas mal de théories féministes et à me rendre compte qu’être lesbienne, c’était d’abord un rejet du patriarcat. Ma vie ne tournait plus
«Il était opposé à l’IVG et était capable de sorties
très réac. J’étais sous le choc ! Ça a fini par abîmer notre relation. »
Thomas
autour des hommes.» La façon dont chacune conçoit son identité les éloigne : «Sibylle n’allait pas voter, elle n’allait pas en manif, ne parlait jamais politique. Moi, ça me tenait beaucoup à coeur. Elle, elle voulait “juste une vie simple”, comme elle me l’a dit lors de notre rupture.» Pour Catherine Demangeot, «pour qu’un couple aille bien, il faut que les besoins, les désirs et les valeurs aillent dans le même sens. Si on n’a pas les mêmes besoins ou désirs au même moment, on peut s’en accommoder. En revanche, avoir les mêmes valeurs, c’est assez inévitable. Ce n’est pas une question du milieu socioéconomique mais de perception de la vie. C’est sur ce socle qu’on construit les fondations solides du couple».
Charge mentale
Les liens familiaux et amicaux peuvent aussi être heurtés par des désaccords, même si cela mène moins souvent à une brouille définitive. Blagues sexistes, racistes, homophobes, réflexion sur l’éducation des enfants peuvent rendre difficiles repas de famille et vacances entre amis. Adel, professeur des écoles, a rompu ses liens avec une pote après que ses remarques racistes ont fini par devenir insupportables : «Elle pouvait me dire “Depuis le Bataclan, quand je vois un Arabe dans le métro, j’ai peur” ou “Toi, tu n’es pas un Arabe comme les autres”. Ça devenait une charge mentale de devoir me justifier sans cesse. Je lui ai parlé, elle a rejeté mon point de vue, je ne la fréquente plus.»
Clément, lui, est le seul de gauche face à trois frères et soeurs, leurs conjoints et leurs parents, tous très à droite. «En 2022, ils ont voté Zemmour. Je savais qu’ils étaient traditionnels et pratiquants, mais ça m’a fait un choc. Jusque-là, ils votaient plutôt pour la droite classique. En plus, je suis queer –mes parents nous ont emmenés à la Manif pour tous, à l’époque… Mon frère est capable de propos très violents contre les gauchistes.» Récemment, Clément a invité des amis dans la maison de ses parents, dans le Centre rural: «Je les ai prévenus que ma famille pouvait tenir des propos choquants. Bizarrement, quand mon frère a commencé à dire des trucs racistes, ma mère l’a engueulé, alors que si on avait juste été en famille, elle n’aurait rien dit.» Pour éviter les brouilles, Clément a opté pour la stratégie de l’évitement: «Je ne dis rien, je sais que je ne les convaincrai pas.» Thomas, au contraire, affirme avec son ex-petit ami avoir toujours «pris le parti de discuter. J’ai aussi préféré me concentrer sur ce qui nous liait plutôt que sur ce qui nous éloignait». Un pari finalement intenable. •
(1) Les prénoms ont été changés.