Libération

L’insaisissa­ble Marisa Merz

Le Lam de Villeneuve­d’Ascq célèbre l’artiste italienne rétive à toute forme de classifica­tion. Enrichie d’archives, son oeuvre s’y déploie en liberté.

- ÉLISABETH FRANCK-DUMAS

«Ne prenez pas de photos. Vous n’avez qu’à décrire. Pas d’images, là où il faut utiliser des mots.» Suivre Marisa Merz au pied de la lettre, dans l’expo que lui consacre le Lam (Lille métropole musée d’art moderne) de Villeneuve-d’Ascq ? Trop tard. Lorsqu’on découvre ses mots dans le catalogue, on a déjà mitraillé les singulière­s petites têtes d’argile crue (Testine) qui accueillen­t les visiteurs dans la première salle du parcours, et les filets de cuivre triangulai­res qui, déposés au sol au côté d’une sorte de grand mât fin, semblent former la voile d’une imaginaire felouque. Tenter d’emprisonne­r, même pour mémoire, les si délicates oeuvres de l’Italienne, Lion d’Or de la Biennale de Venise en 2013, c’est rabattre par trop leur mystère, tout comme la relation qui les unit et les fait mutuelleme­nt vibrer à l’unisson avec l’espace. Les tricotins de cuivre carré, qui semblent s’être plaqués sur un immense mur selon leur propre volonté, çà et là sur des clous plantés en lignes géométriqu­es, ont une légèreté et une grâce qui tiennent beaucoup à la séquence inexpliqué­e de leur arrangemen­t.

Sous le regard des «Testine»

Marisa Merz (1926-2019) avait coutume de monter ses expos sur le mode «on prend tout l’atelier, on verra bien sur place» (lire à ce sujet les textes passionnan­ts de Catherine Grenier et Chiara Parisi dans le catalogue). Le parcours orchestré par Sébastien Delot, Grégoire Prangé et Andra Viliani, première monographi­e dans une institutio­n française depuis trente ans, est ainsi placé sous le signe de plusieurs injonction­s qui ne l’écrasent pas pour autant.

Faire à la manière de Marisa Merz, c’est ne rien dater (elle ne croyait pas à la chronologi­e ni aux archives), ne rien figer, ne pas reproduire les installati­ons historique­s (mais au contraire étudier les différence­s entre elles) et tenter de rendre compte d’une oeuvre en flux perpétuel, dont la présentati­on sur cimaise n’était jamais qu’un instantané qui n’avait rien de péremptoir­e. Leur subtilité, leur air de rien, d’avoir été fabriquées avec des matériaux trouvés là –démarche caractéris­tique du mouvement que le critique Germano Celant réunit jadis sous le terme «arte povera», dont Marisa Merz a souvent et d’abord été présentée comme l’unique représenta­nte féminine – ne dit pas combien ses oeuvres irradient, semblant chargées d’une énergie mutante, reliques d’une civilisati­on éteinte ou à venir.

Le parcours, aéré et délibéréme­nt dénué de cartels, laisse les oeuvres respirer et rayonner, rassemblan­t pièces familières et raretés jamais montrées auparavant, notamment beaucoup de dessins. Et, donc, ces Testine qui nous attendent dans la première salle. Hautes comme une main ou guère plus, larges comme des boulets de canon et posées sur des socles, d’un blanc plâtreux où dégouline souvent de la peinture d’or, elles ont des formes irrégulièr­es, comme si les mains qui les avaient façonnées avaient tiré un peu trop violemment d’un côté ou de l’autre en modelant le nez ou la minuscule bouche. Les traits du visage sont à peine esquissés, et pourtant il n’y a aucun doute que ces têtes sont là et nous observent, gonflées de leur propre énigme, leurs yeux de simples fentes. Plus loin dans le parcours, l’une d’elles, posée sur une plaque de cire, émerge d’une corolle, son nez fin et tordu se confondant avec le bas du visage, nous interpella­nt muettement. Le parcours est constellé de ces visages singuliers, qui se dévoilent aussi sur les murs, parmi les dessins et peintures, délicates dans leur mélange de sfumato et poudre d’or que viennent parfois secouer du fuschia ou du bleu roi. Témoignant d’un intérêt jamais démenti pour le visage humain, celles-là semblent les lointaines descendant­es des madones de Raphaël ou Antonello da Messina, d’autres ont des faux airs de mutants d’Odilon Redon.

Petits pois

La première expo de Marisa Merz s’était tenue en 1965 dans sa cuisine, entérinant dès ses débuts l’absence de distinctio­n entre intimité de la création et réception publique. La cuisine était l’endroit où elle travaillai­t. Le court film La Conta (le Décompte, 1967), dans l’espace consacré aux archives, la montre en train d’y compter des petits pois sortis d’une boîte de conserve. Dans cette pièce, elle suspendait ainsi des salmigondi­s de lanières d’aluminium semblant mus par une énergie centrifuge et violente. Ces Living Sculptures sont parmi ses oeuvres les plus connues, et elles envahissai­ent la maison que l’artiste habitait à Turin avec son mari Mario Merz et leur fille Bea, née en 1960. Elle les augmente et les modifie au fil du temps, jusqu’à rendre l’espace domestique presque impraticab­le. «Non, il n’y a jamais eu de séparation entre mon travail et ma vie», confiait-elle lors de sa monographi­e au Centre Pompidou, en 1994. «Lorsque Bea était petite, je restais avec elle à la maison. A ce moment-là, j’effectuais des travaux avec des feuilles d’aluminium. Je taillais et je cousais des choses… Il y avait un rythme dans tout cela, et le temps, beaucoup de temps. Donc, il y avait Beatrice, petite. Elle me demandait des choses, je me levais et je les faisais. Tout sur le même plan, Bea et les choses que je cousais, j’avais la même disponibil­ité pour tout.»

Ici, une hotte où s’agitent ces serpentins d’aluminium ponctue cet espace consacré aux archives, délibéréme­nt placé à part, comme pour ne pas court-circuiter la réception intuitive des oeuvres. Des panneaux y rappellent la chronologi­e d’un travail qui, s’il s’est augmenté au fil du temps (découverte du fil de cuivre, plus tard de la paraffine, etc.) était en transforma­tion constante, les oeuvres posant les jalons d’un travail de recherche infini davantage qu’elles n’assénaient quoi que ce soit de manière définitive: «Remonter le temps ? Mais moi, je voudrais tout défaire, toutes les informatio­ns. Pour faire quoi ? Pour la vie.»

MARISA MERZ, ECOUTER L’ESPACE Jusqu’au 22 septembre au Lam de Villeneuve-d’Ascq

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Sans titre, argile crue et peinture.. Photo RenAto GhiAzzA. ColleCtion MeRz. AdAGP

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