«En cas de cohabitation, la tentation d’utiliser ses pouvoirs sera grande pour le Président»
Si le Rassemblement national entre à Matignon après le 7 juillet, il aura les moyens de gouverner le pays. De son côté, Emmanuel Macron, compte tenu de ses pouvoirs constitutionnels, pourrait théoriquement précipiter le pays dans un régime illibéral voire autoritaire, analyse Eugénie Mérieau, maître de conférences en droit public à l’université Paris-II.
L’hypothèse que l’extrême droite entre à Matignon au lendemain des législatives du 7 juillet n’est plus à exclure, après la dissolution de l’Assemblée nationale déclenchée par Emmanuel Macron. De quoi craindre que la
France soit transformée par un gouvernement autoritaire? Pour Eugénie Mérieau, maître de conférences en droit public à l’université Paris-II, les garde-fous de la Ve République sont trop faibles pour empêcher cette éventualité. Elle souligne, dans la Dictature, une antithèse de la démocratie ? (le Cavalier bleu, 2019), que l’opposition entre régimes démocratiques et régimes autoritaires, trop schématique, ne nous a pas permis de repérer ce qui pourrait faire de la France une démocratie illibérale comme celle de Viktor Orban.
A quoi faut-il s’attendre si l’extrême droite arrive en tête des élections législatives, le 7 juillet ?
Si un groupe emmené par le Rassemblement national arrive en tête et est en mesure de former un gouvernement, il aura les moyens de gouverner le pays. Il faut comprendre qu’il n’y a pas besoin d’avoir une majorité absolue à l’Assemblée nationale ou au Sénat pour légiférer sous la Ve République. D’abord, le Premier ministre, qui est à l’initiative des lois et détermine la conduite de la nation, peut avoir recours à la procédure accélérée pour faire examiner une loi : ainsi, il n’y a qu’une seule lecture dans les deux Chambres puis, si le Sénat s’oppose à une loi, d’organiser une commission mixte paritaire, et d’avoir le dernier mot à l’Assemblée nationale – c’est donc un moyen de contourner le Sénat. Ensuite, il peut utiliser l’article 49.3 pour se passer de majorité absolue à l’Assemblée nationale. Le Président pourrait toutefois s’opposer à l’utilisation de cet article, en invoquant l’article 5 de la Constitution, qui fait de lui le garant du respect de celle-ci : c’est ce qu’avait fait François Mitterrand en 1986 pour refuser les ordonnances du gouvernement de Jacques Chirac. Mais au vu de l’usage répété du 49.3 qu’a fait le gouvernement d’Emmanuel Macron, l’argument aurait tout de même du mal à convaincre… Si le groupe emmené par le Rassemblement national arrive en tête des législatives, on se trouvera dans une situation de cohabitation qui peut être très conflictuelle, comme aux débuts de la première cohabitation (qu’on appelle souvent la cohabitation «de combat») entre Mitterrand et Chirac en 1986. François Mitterrand avait notamment refusé de signer des ordonnances du gouvernement Chirac visant à privatiser les entreprises publiques. La cohabitation peut aussi être plus apaisée, à l’image de celle de Mitterrand avec Edouard Balladur, qu’on avait alors appelée la «cohabitation de velours». Toutefois, si l’objectif du Président est de décrédibiliser le RN au pouvoir, on peut imaginer un scénario où il leur laisse les mains libres pour gouverner et faire des erreurs, intervenant avec parcimonie pour apparaître comme un sauveur de la démocratie.
On présente souvent la Ve République comme «hyperprésidentialiste» : quels pouvoirs conserverait Emmanuel Macron en cas de cohabitation ?
Notre système dit «semi-présidentiel» a deux particularités. D’abord, le président est élu au suffrage universel direct alors qu’il est irresponsable politiquement : il ne peut pas être renversé par l’Assemblée. Ensuite, il a des pouvoirs propres, qui ne doivent pas être contresignés par le Premier ministre: ce sont des décisions que le président prend seul. C’est par exemple le cas de l’article 12 de la Constitution, qui permet la dissolution de l’Assemblée: c’est une singularité de notre système, qui n’existe d’ailleurs dans aucun autre système présidentiel ou parlementaire, mais en revanche dans les monarchies. Cette disposition n’est pas contrebalancée par la possibilité de renverser l’auteur de la dissolution. En cas de cohabitation, la tentation sera grande pour le Président d’utiliser ses pouvoirs propres. Il les a d’ailleurs déjà presque tous utilisés, il ne reste guère plus que l’article 11 (pour déclencher un référendum), l’article 16 (pour s’octroyer les pleins pouvoirs) ou ceux qui découlent de l’article 15 (qui fait de lui le chef des armées et grâce auquel il aurait le pouvoir de déclencher l’arme nucléaire). Dans un tel scénario de cohabitation avec le RN, le Président pourrait être tenté de renforcer son rôle de «chef de guerre» et précipiter la France encore plus avant dans l’escalade militaire avec la Russie, d’autant plus s’il veut se démarquer d’un RN qu’il considère comme «pro-russe». Ce serait une situation extrêmement dangereuse et, malheureusement, notre Constitution ne donne pas au Parlement les moyens suffisants pour s’opposer à un tel scénario.
Y a-t-il des garde-fous pour se protéger contre ce risque ?
Prenons l’article 16, qui permet au président de s’octroyer lui-même les pleins pouvoirs pour une période indéterminée, dans une situation de menace grave et immédiate pour les institutions de la République. La seule limite est que le président ne peut pas dissoudre l’Assemblée pendant l’exercice des pleins pouvoirs. Rappelons que Charles de Gaulle s’est servi de cet article pour créer des tribunaux spéciaux dérogeant à toutes les règles du droit pénal, mais aussi pour proroger pendant deux ans l’état d’urgence [en 1961 après le «putsch des généraux», dans le contexte de la guerre d’Algérie, ndlr] sans demander son avis au Parlement. En 2008, nous avons révisé la Constitution pour encadrer ce pouvoir exorbitant. Mais ces nouvelles limites restent très faibles : le Conseil Constitutionnel peut être saisi trente jours après la promulgation des pleins pouvoirs, et peut s’autosaisir soixante jours après. En l’état, rien n’empêche donc le président de s’octroyer les pleins pouvoirs pendant (au moins) trente jours. Ce genre de dispositions n’a d’équivalent dans aucune des démocraties libérales occidentales.
La France est-elle une exception en Europe de ce point de vue ?
Si l’on s’intéresse à la Constitution, qui définit les règles du jeu du pouvoir, la France est plus proche de la Russie que de l’Allemagne ou du Royaume-Uni. D’ailleurs, Boris Eltsine s’est inspiré de la Constitution de la Ve République pour mener la réforme constitutionnelle de la Russie en 1993, parce qu’il souhaitait faire adopter des réformes de manière extrêmement autoritaires. Ce système lui a permis de légiférer contre l’Assemblée, d’être un président élu mais non responsable, qui peut dissoudre l’Assemblée sans être renversé par elle, peut faire réviser la Constitution par référendum. Cette même Constitution a permis à Poutine de se maintenir au pouvoir depuis 2000, et potentiellement jusqu’à 2036.
Théoriquement, Emmanuel Macron pourrait faire la même chose, de trois manières. Soit par l’intermédiaire d’un [Premier ministre fantoche comme l’a été Dimitri] Medvedev, qui a été élu président pour nommer Poutine Premier ministre et le laisser gouverner, de sorte à ne pas enchaîner plus de deux mandats «consécutifs»; soit en démissionnant en cours de mandat pour se représenter en 2027 ; soit en convoquant un référendum, via l’article 11 de la Constitution, pour demander au peuple s’il souhaite «sauver la démocratie» en lui accordant un troisième mandat. En théorie, la Constitution n’autorise pas les révisions constitutionnelles par l’article 11, mais De Gaulle l’a pourtant fait en 1962, notamment pour instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel.
Dans une tribune pour Libé, vous avanciez que la France était en train de devenir un pays «illibéral», un terme qu’on utilise plutôt pour qualifier la Hongrie de Victor Orban. Qu’entendiez-vous par là ?
Emmanuel Macron a une trajectoire politique personnelle assez similaire à celle de Viktor Orbán, qui est passé du centre gauche au centre droit puis à l’extrême droite, qui a érigé l’extrême droite en ennemi tout en reprenant ses politiques pour capter son électorat. On peut penser aux lois anti-immigration promulguées en Hongrie et en France, ou à la loi contre l’ingérence étrangère, perçue comme profondément illibérale en Hongrie, qui a été adoptée en France par le Parlement le 5 juin [et qui est en cours d’examen par le Conseil constitutionnel, ndlr]. On peut aussi faire un parallèle avec Singapour, où le parti au pouvoir depuis l’indépendance se revendique «ni de droite ni de gauche», et justifie ainsi une politique de cooptation de toute opposition domesticable et de neutralisation de l’opposition «réfractaire». Ce parti arrivé au pouvoir au nom de la «bonne gouvernance» s’y maintient notamment en maîtrisant le calendrier électoral: le Premier ministre se sert de la dissolution quand l’opposition est au plus bas, tout en réduisant le temps de campagne électorale à neuf jours pour qu’elle n’ait pas le temps de faire entendre sa voix.