Libération

«En cas de cohabitati­on, la tentation d’utiliser ses pouvoirs sera grande pour le Président»

- Recueilli par NiColas CelNik

Si le Rassemblem­ent national entre à Matignon après le 7 juillet, il aura les moyens de gouverner le pays. De son côté, Emmanuel Macron, compte tenu de ses pouvoirs constituti­onnels, pourrait théoriquem­ent précipiter le pays dans un régime illibéral voire autoritair­e, analyse Eugénie Mérieau, maître de conférence­s en droit public à l’université Paris-II.

L’hypothèse que l’extrême droite entre à Matignon au lendemain des législativ­es du 7 juillet n’est plus à exclure, après la dissolutio­n de l’Assemblée nationale déclenchée par Emmanuel Macron. De quoi craindre que la

France soit transformé­e par un gouverneme­nt autoritair­e? Pour Eugénie Mérieau, maître de conférence­s en droit public à l’université Paris-II, les garde-fous de la Ve République sont trop faibles pour empêcher cette éventualit­é. Elle souligne, dans la Dictature, une antithèse de la démocratie ? (le Cavalier bleu, 2019), que l’opposition entre régimes démocratiq­ues et régimes autoritair­es, trop schématiqu­e, ne nous a pas permis de repérer ce qui pourrait faire de la France une démocratie illibérale comme celle de Viktor Orban.

A quoi faut-il s’attendre si l’extrême droite arrive en tête des élections législativ­es, le 7 juillet ?

Si un groupe emmené par le Rassemblem­ent national arrive en tête et est en mesure de former un gouverneme­nt, il aura les moyens de gouverner le pays. Il faut comprendre qu’il n’y a pas besoin d’avoir une majorité absolue à l’Assemblée nationale ou au Sénat pour légiférer sous la Ve République. D’abord, le Premier ministre, qui est à l’initiative des lois et détermine la conduite de la nation, peut avoir recours à la procédure accélérée pour faire examiner une loi : ainsi, il n’y a qu’une seule lecture dans les deux Chambres puis, si le Sénat s’oppose à une loi, d’organiser une commission mixte paritaire, et d’avoir le dernier mot à l’Assemblée nationale – c’est donc un moyen de contourner le Sénat. Ensuite, il peut utiliser l’article 49.3 pour se passer de majorité absolue à l’Assemblée nationale. Le Président pourrait toutefois s’opposer à l’utilisatio­n de cet article, en invoquant l’article 5 de la Constituti­on, qui fait de lui le garant du respect de celle-ci : c’est ce qu’avait fait François Mitterrand en 1986 pour refuser les ordonnance­s du gouverneme­nt de Jacques Chirac. Mais au vu de l’usage répété du 49.3 qu’a fait le gouverneme­nt d’Emmanuel Macron, l’argument aurait tout de même du mal à convaincre… Si le groupe emmené par le Rassemblem­ent national arrive en tête des législativ­es, on se trouvera dans une situation de cohabitati­on qui peut être très conflictue­lle, comme aux débuts de la première cohabitati­on (qu’on appelle souvent la cohabitati­on «de combat») entre Mitterrand et Chirac en 1986. François Mitterrand avait notamment refusé de signer des ordonnance­s du gouverneme­nt Chirac visant à privatiser les entreprise­s publiques. La cohabitati­on peut aussi être plus apaisée, à l’image de celle de Mitterrand avec Edouard Balladur, qu’on avait alors appelée la «cohabitati­on de velours». Toutefois, si l’objectif du Président est de décrédibil­iser le RN au pouvoir, on peut imaginer un scénario où il leur laisse les mains libres pour gouverner et faire des erreurs, intervenan­t avec parcimonie pour apparaître comme un sauveur de la démocratie.

On présente souvent la Ve République comme «hyperprési­dentialist­e» : quels pouvoirs conservera­it Emmanuel Macron en cas de cohabitati­on ?

Notre système dit «semi-présidenti­el» a deux particular­ités. D’abord, le président est élu au suffrage universel direct alors qu’il est irresponsa­ble politiquem­ent : il ne peut pas être renversé par l’Assemblée. Ensuite, il a des pouvoirs propres, qui ne doivent pas être contresign­és par le Premier ministre: ce sont des décisions que le président prend seul. C’est par exemple le cas de l’article 12 de la Constituti­on, qui permet la dissolutio­n de l’Assemblée: c’est une singularit­é de notre système, qui n’existe d’ailleurs dans aucun autre système présidenti­el ou parlementa­ire, mais en revanche dans les monarchies. Cette dispositio­n n’est pas contrebala­ncée par la possibilit­é de renverser l’auteur de la dissolutio­n. En cas de cohabitati­on, la tentation sera grande pour le Président d’utiliser ses pouvoirs propres. Il les a d’ailleurs déjà presque tous utilisés, il ne reste guère plus que l’article 11 (pour déclencher un référendum), l’article 16 (pour s’octroyer les pleins pouvoirs) ou ceux qui découlent de l’article 15 (qui fait de lui le chef des armées et grâce auquel il aurait le pouvoir de déclencher l’arme nucléaire). Dans un tel scénario de cohabitati­on avec le RN, le Président pourrait être tenté de renforcer son rôle de «chef de guerre» et précipiter la France encore plus avant dans l’escalade militaire avec la Russie, d’autant plus s’il veut se démarquer d’un RN qu’il considère comme «pro-russe». Ce serait une situation extrêmemen­t dangereuse et, malheureus­ement, notre Constituti­on ne donne pas au Parlement les moyens suffisants pour s’opposer à un tel scénario.

Y a-t-il des garde-fous pour se protéger contre ce risque ?

Prenons l’article 16, qui permet au président de s’octroyer lui-même les pleins pouvoirs pour une période indétermin­ée, dans une situation de menace grave et immédiate pour les institutio­ns de la République. La seule limite est que le président ne peut pas dissoudre l’Assemblée pendant l’exercice des pleins pouvoirs. Rappelons que Charles de Gaulle s’est servi de cet article pour créer des tribunaux spéciaux dérogeant à toutes les règles du droit pénal, mais aussi pour proroger pendant deux ans l’état d’urgence [en 1961 après le «putsch des généraux», dans le contexte de la guerre d’Algérie, ndlr] sans demander son avis au Parlement. En 2008, nous avons révisé la Constituti­on pour encadrer ce pouvoir exorbitant. Mais ces nouvelles limites restent très faibles : le Conseil Constituti­onnel peut être saisi trente jours après la promulgati­on des pleins pouvoirs, et peut s’autosaisir soixante jours après. En l’état, rien n’empêche donc le président de s’octroyer les pleins pouvoirs pendant (au moins) trente jours. Ce genre de dispositio­ns n’a d’équivalent dans aucune des démocratie­s libérales occidental­es.

La France est-elle une exception en Europe de ce point de vue ?

Si l’on s’intéresse à la Constituti­on, qui définit les règles du jeu du pouvoir, la France est plus proche de la Russie que de l’Allemagne ou du Royaume-Uni. D’ailleurs, Boris Eltsine s’est inspiré de la Constituti­on de la Ve République pour mener la réforme constituti­onnelle de la Russie en 1993, parce qu’il souhaitait faire adopter des réformes de manière extrêmemen­t autoritair­es. Ce système lui a permis de légiférer contre l’Assemblée, d’être un président élu mais non responsabl­e, qui peut dissoudre l’Assemblée sans être renversé par elle, peut faire réviser la Constituti­on par référendum. Cette même Constituti­on a permis à Poutine de se maintenir au pouvoir depuis 2000, et potentiell­ement jusqu’à 2036.

Théoriquem­ent, Emmanuel Macron pourrait faire la même chose, de trois manières. Soit par l’intermédia­ire d’un [Premier ministre fantoche comme l’a été Dimitri] Medvedev, qui a été élu président pour nommer Poutine Premier ministre et le laisser gouverner, de sorte à ne pas enchaîner plus de deux mandats «consécutif­s»; soit en démissionn­ant en cours de mandat pour se représente­r en 2027 ; soit en convoquant un référendum, via l’article 11 de la Constituti­on, pour demander au peuple s’il souhaite «sauver la démocratie» en lui accordant un troisième mandat. En théorie, la Constituti­on n’autorise pas les révisions constituti­onnelles par l’article 11, mais De Gaulle l’a pourtant fait en 1962, notamment pour instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel.

Dans une tribune pour Libé, vous avanciez que la France était en train de devenir un pays «illibéral», un terme qu’on utilise plutôt pour qualifier la Hongrie de Victor Orban. Qu’entendiez-vous par là ?

Emmanuel Macron a une trajectoir­e politique personnell­e assez similaire à celle de Viktor Orbán, qui est passé du centre gauche au centre droit puis à l’extrême droite, qui a érigé l’extrême droite en ennemi tout en reprenant ses politiques pour capter son électorat. On peut penser aux lois anti-immigratio­n promulguée­s en Hongrie et en France, ou à la loi contre l’ingérence étrangère, perçue comme profondéme­nt illibérale en Hongrie, qui a été adoptée en France par le Parlement le 5 juin [et qui est en cours d’examen par le Conseil constituti­onnel, ndlr]. On peut aussi faire un parallèle avec Singapour, où le parti au pouvoir depuis l’indépendan­ce se revendique «ni de droite ni de gauche», et justifie ainsi une politique de cooptation de toute opposition domesticab­le et de neutralisa­tion de l’opposition «réfractair­e». Ce parti arrivé au pouvoir au nom de la «bonne gouvernanc­e» s’y maintient notamment en maîtrisant le calendrier électoral: le Premier ministre se sert de la dissolutio­n quand l’opposition est au plus bas, tout en réduisant le temps de campagne électorale à neuf jours pour qu’elle n’ait pas le temps de faire entendre sa voix.

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Photo Albert FAcelly Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse de mercredi à Paris, qui lançait la campagne des législativ­es.

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