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Tchad : Abdoulaye Barry, photograph­e rattrapé par la nuit

L’ancien enfant des rues, photorepor­ter autodidact­e, s’est fait connaître par ses images du N’Djamena interlope et ses portraits des pêcheurs du lac Tchad. Il est mort mardi à 44 ans.

- Par CéliAn MACé

Abdoulaye Barry était un photograph­e de la nuit. Elle l’a englouti mardi dernier, à 44 ans. Abdoulaye est mort à l’hôpital de N’Djamena, sa ville, des suites d’une violente crise de paludisme, selon ses proches. Sa silhouette claudicant­e – due à une infirmité de naissance à une jambe – n’arpentera plus la capitale tchadienne, où il est né, a grandi et fait ses premières images. Il n’était ni une figure de la photo de guerre, ni un esthète du photojourn­alisme, ni un avant-gardiste. Il n’avait pas de site ni de page Internet. Abdoulaye Barry était un accident. Tristes, beaux et mystérieux, les accidents attirent les photograph­es, dit-on. Lui-même a attiré à lui la photograph­ie.

«Barry signifie le vent sur le fleuve», m’avait-il assuré à l’automne, au volant de sa Toyota poussiéreu­se, garée devant un hôtel chinois de N’Djamena, en partageant un sachet de prunes sèches. Abdoulaye est né dans une famille pauvre du quartier Mardjandaf­ack, au sein d’une fratrie de six. Son père, militaire, est tué à la guerre en 1987. Sa mère est marchande ambulante. Sa jambe atrophiée lui vaut des moqueries. «On m’insultait, je vivais caché», a-t-il raconté dans une conférence donnée au Quai Branly.

Bobines. Dans les années 80, le gamin tchadien abandonne rapidement l’école, erre au grand marché à la recherche d’une commission à effectuer et d’un étal où chaparder, passe des heures à fouiller les décharges de N’Djamena. Comme tous les enfants de la rue, il se shoote à la colle, «suffoquée» dans des sachets en plastique. Le matin, il ramasse les morceaux de bobines de film endommagés dans les cinémas. Avec sa bande, il a bricolé un projecteur en bois avec un système de torches et de loupes. Barry est fasciné par les images lumineuses. Il imagine des histoires, réinvente les films à partir de ces bouts de pellicules accidentés. A 10 ans, le «petit bandit» entre au service du propriétai­re d’un studio photo de Mardjandaf­ack. Il passe le balai, livre les commandes, assiste le patron. Quand la boutique fait faillite, l’année suivante, le photograph­e lui lègue un appareil. Un Konica Pop. «Avec, je suis allé dans les mariages, les baptêmes, les circoncisi­ons.» Pour la première fois, Abdoulaye Barry gagne de l’argent en vendant ses images, aux invités des festivités. A 13 ans, il s’achète son propre boîtier, un Yashica Lynx. En 2006, le reporter de cérémonies croise la route du photograph­e Bruno Boudjelal, de l’agence VU’, lors d’un stage organisé au centre culturel français. «Il me dit qu’il veut travailler sur les enfants de la rue, de nuit. C’était chaud N’Djamena, à l’époque, les rebelles étaient partout! Au bout de trois jours, on ne le voit pas revenir en classe. Il avait été arrêté, tabassé par des miliciens et oublié dans une cellule. On finit par le faire sortir, et Barry me dit immédiatem­ent qu’il veut retourner à son sujet…» Sa série, brillante de noirceur, débouche sur sa première expo. Elle sera suivie d’une exploratio­n des «Coins chauds» de la capitale –le titre de sa deuxième série. «Les bars, les boîtes, les bordels, c’est là où j’ai grandi. Il y a là-bas mes mères et mes soeurs», justifiait-il. La nuit, toujours, l’accompagne. Jusqu’au lac Tchad, où Abdoulaye Barry se rend pour la première fois en 2010 avec Bruno Boudjelal. Dans cet environnem­ent «hyper hostile», il s’installe avec des pêcheurs, menacés à la fois par les jihadistes qui se cachent sur les îles, et par l’assèchemen­t du lac qui les privent de ressources. La nuit, il embarque sur les pirogues qui naviguent à la lampe torche, boit le thé avec les paysans qui dorment dans les champs pour échapper aux raids sur leurs villages. Sur ses images, les habitants du lac sont un peuple de fantômes surgis des ténèbres.

«Il est l’un des grands photograph­es africains. Barry, parfait autodidact­e, a le sens de la couleur, une belle écriture, un cadrage libre», décrit son mentor, Bruno Boudjelal. En 2009, le Tchadien est distingué par le prix du jury à la Biennale de la photograph­ie africaine de Bamako. Soudaine reconnaiss­ance internatio­nale. Barry est invité à exposer en Europe. «Comme tous les Africains, je vais voir la tour Eiffel, les Champs Elysées, la Seine. Mais ça ne me parle pas, je ne suis pas à l’aise. Peut-être que c’est tellement joli que ce n’est pas fait pour moi, s’amuse-t-il. Et puis je marche, je suis porte de la Chapelle, là, je suis à l’aise, on cause, c’est mon monde à moi, c’est une évidence.» Depuis 2014, il avait entamé un travail sur les migrants parisiens. Il adorait le métro, au point de faire parfois des allers-retours sur la ligne 2, toute la journée. «Le décor, les gens, les visages, les petites histoires, c’était le paradis.» En 2019, il remporte le prix du Quai Branly. Pour son fonds, le musée lui achète ses photos du lac – l’argent servira à acheter la Toyota.

Malice. En septembre, Libé avait passé commande à Abdoulaye Barry d’un reportage sur les réfugiés soudanais du camp d’Adré, dans l’est du Tchad. A son grand bonheur, il avait volé en hélicoptèr­e pour la première fois. «Tu te rends compte, un petit comme moi, prendre un hélicoptèr­e comme un président», criait-il pour couvrir le bruit du moteur, accroché à son lourd sac à dos. Il boitillait sans se plaindre dans le dédale des tentes et les artères poussiéreu­ses d’Adré. Il écoutait patiemment les récits d’atrocité, sans parler. Il n’insistait jamais pour prendre un portrait – «ce n’est pas poli», disait-il simplement.

Abdoulaye Barry était timide. Devant les puissants, il excellait à jouer l’ingénu. Mais à la sortie de l’entretien, l’enfant des rues espiègle refaisait surface. Sa barbe grise et ses lunettes bancales cachaient une grande malice. Evidemment, Abdoulaye parlait plus librement et plus longuement la nuit, sous les étoiles. Il prédisait sans rire que sa vie serait brève. «Je suis toujours dans le noir, c’est là que je suis bien. Je me suis caché toute ma vie, je fuis, je fuis, je fuis. Je ne sais pas quand je vais m’arrêter. Le diable qui me guette par-derrière, je ne sais pas quand il va me laisser, il est là, derrière moi.»

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Photo BrUno BoUdjelAl. VU Aux abords du lac Tchad, en 2010.

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