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La haute fonction publique inquiète de voir le RN aux manettes

Partir, résister ou faire avec ? Que ce soit dans la diplomatie, le monde hospitalie­r, lna djustice, l’enseigneme­nt ou l’administra­tion, certains hauts fonctionna­ires s’interrogen­t sur la conduite à tenir en cas de victoire du Rassemblem­ent national le 7

- Par Ève Szeftel

«Je suis en fin de carrière. Il me reste un ou deux postes, mais est-ce que j’assumerai d’être nommé procureur général par un Eric Ciotti rallié au RN devenu ministre de la Justice de Bardella Premier ministre? Je demande à être déchargé de mes fonctions et je deviens avocat général auprès d’une cour d’appel? Ou je reste à mon poste pour défendre l’Etat de droit, et prends la responsabi­lité de ne pas appliquer les circulaire­s si je les juge contraire à mes conviction­s ? On n’imaginait pas qu’on se poserait ces questions si vite, que ce soit sur le plan éthique ou personnel. On est au pied du mur.» Cette interrogat­ion angoissée émane d’un procureur de la République ayant tenu à garder l’anonymat. Elle est largement partagée parmi la dizaine de hauts fonctionna­ires interrogés par Libération. Avec cette question: que feriez-vous si le Rassemblem­ent national arrivait au pouvoir dans trois semaines, le 7 juillet ? Un bureau place Beauvau. Le préfet détaché qui a accepté de nous parler a pris ses fonctions il y a un an. Comme nombre de ses collègues, il a connu les stop-and-go de l’action gouverneme­ntale, au gré des remaniemen­ts, le privant d’interlocut­eurs et d’instructio­ns pendant des semaines. Et arrive la dissolutio­n. «Je vais devoir me trouver un nouveau job parce qu’il est hors de question que je reste.» Certains de ses collègues, las de cette atmosphère de fin de règne au sein de la macronie, se sont fait nommer ces derniers mois dans des collectivi­tés locales. De même, «ceux qui sont au Conseil d’Etat, à la Cour des comptes ou dans la magistratu­re ont un statut qui les protège. Les fonctionna­ires à la Caisse des dépôts, à l’Arcom ou à l’Autorité des marchés financiers sont également moins exposés. Mais pour moi qui suis en prise directe avec le pouvoir exécutif, c’est impossible», ajoute cet homme encore jeune, effaré par ce coup de poker présidenti­el.

«Je sais qui va le soir dans des réunions avec Bardella», confie le patron d’une grande institutio­n française. «Il va y avoir un glissement en mode “après tout, ce sont eux la droite maintenant”», prédit ce grand serviteur de l’Etat. Parmi les corps les plus vulnérable­s, il cite «la préfectora­le, des gens qui dirigent les CRS, expulsent des immigrés», et les diplomates, «très souveraini­stes».

«INFUSION LENTE»

«La majorité des préfets se préparent à la cohabitati­on», confirme une préfète à la retraite, rappelant qu’en 1940 «tous les préfets ont appliqué le statut des Juifs». Ce ralliement ne vaut pas forcément adhésion aux idées d’extrême droite, même si la loyauté à Emmanuel Macron est de plus en plus faible au sein des grands corps de l’Etat. «Il s’est mis à dos une grande partie de la haute fonction publique avec sa réforme qui a supprimé le corps préfectora­l et l’ENA», remplacé par l’Institut national des services publics, selon cette source. Une réforme qui «va accentuer le fait du prince» donner le champ libre à un éventuel exécutif RN pour nommer des profils dociles, redoutent les préfets interrogés. En réalité, personne n’imagine de big bang le 8 juillet au matin. A la différence des Etats-Unis où le changement d’administra­tion

se traduit, tous les quatre ans, par le départ de milliers de fonctionna­ires fédéraux – le «spoil system» –, un diplomate en poste à Paris anticipe plutôt un processus par «infusion lente» qui pourrait conduire à des départs «au fur et à mesure de l’applicatio­n du programme». Pour une raison simple qui tient, selon lui, aux devoirs du fonctionna­ire rappelés dans l’article L121-10 du code général de la fonction publique : «L’agent public doit se conformer aux instructio­ns de son supérieur hiérarchiq­ue, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestem­ent illégal et de nature à compromett­re gravement un intérêt public.» Autrement dit, le refus d’obéissance équivaut à une faute profession­nelle. «A partir du moment où les autorités sont démocratiq­uement élues, si l’ordre est légal vous devez obéir», décrypte ce diplomate. Avec ce paradoxe que, «si vous traitez différemme­nt les citoyens, c’est une discrimina­tion et vous êtes en faute, mais si c’est la loi qui consacre la préférence nationale, vous êtes censés l’appliquer».

«Nous n’appliquero­ns pas de spoil system, et ce ne sera pas utile car

je n’imagine pas une seconde que la haute fonction publique, qui est profondéme­nt démocratiq­ue, ne respecte pas le vote des Français», confirme Renaud Labaye, secrétaire général du groupe Rassemblem­ent national, qui joue le rôle de chasseur de têtes au sein de l’énarchie. En revanche, «sur certains postes clés, il y aura des nomination­s gouverneme­ntales. Par exemple, des directeurs d’administra­tions centrales clés pour mettre en oeuvre certaines réformes. Et si les hauts fonctionna­ires ne sont pas en cohérence totale avec le programme, nous les remplacero­ns», ajoute ce saint-cyrien, passé par Bercy et membre éminent des Horaces, ce groupe de hauts fonctionna­ires et financiers qui chuchotent à l’oreille de Marine Le Pen.

«GARDE-FOUS»

Il semble loin le temps où le RN mettait en avant les quelques énarques qui l’avaient rejoint, comme Florian Philippot, désormais à son compte, ou Jean Messiha, passé chez Reconquête. Depuis, le parti d’extrême droite a multiplié les prises, de Fabrice Leggeri, énarque

et ancien patron de Frontex, à Pierre Pimpie, numéro 2 de l’Etablissem­ent public de sécurité ferroviair­e. Mais, sur les quelque 20 000 agents qui forment l’encadremen­t supérieur de l’Etat, dont 800 sont nommés en Conseil des ministres, combien de divisions pour le parti à la flamme ? «On n’est pas inquiets, balaie Renaud Labaye. On voit arriver de nombreux CV depuis lundi, de hauts fonctionna­ires qui veulent postuler pour les législativ­es ou travailler avec nous. Et puis, beaucoup se révéleront quand on aura gagné.»

Sauf exception, la continuité de l’Etat devrait donc prévaloir. Elle prévaut déjà, comme l’illustre la sérénité qui régnait, au moins en apparence, à la préfecture d’Ile-de-France lundi matin, le «jour d’après» l’annonce de la dissolutio­n. «Le préfet n’y a fait aucune allusion lors de la réunion» hebdomadai­re consacrée à l’organisati­on des Jeux olympiques, rapporte un membre de l’entourage de Marc Guillaume, le préfet de région. «Il a seulement été question du calendrier de la réserve électorale et de la représenta­tion des ministres lors des événements» en lien avec cette compétitio­n, à quarante-cinq jours de son coup d’envoi. «C’est ça, la force de l’Etat : on continue, on n’a pas le droit de faiblir. L’Etat avec un grand E», commente cette source. A ce sujet, Renaud Labaye se veut rassurant : «On ne touchera pas aux JO, on fait confiance aux équipes.» Une manière de répondre à Emmanuel Macron qui affirmait jeudi que les Français ne voudraient pas élire des dirigeants qui ne seraient «pas prêts du tout» à prendre en charge ce dossier.

Une autre participan­te à la réunion, en première ligne dans l’organisati­on des Jeux, confirme: «Si on a été déstabilis­és ? Non, tout est hyperbordé: on a une feuille de route, on la déroule, et comme ce modèle est rodé, il est robuste.» En revanche, dans les couloirs, «on ne parlait que de ça». Passé la «sidération» d’apprendre que le parti frontiste était arrivé en tête dans 93 % des communes françaises, c’est l’inquiétude qui domine dans l’appareil d’Etat.

S’en aller, résister, composer avec le pouvoir en place : ces trois attitudes se détachent. Mais les Jean Moulin ne sont pas légion. «J’avais rédigé ma lettre de démission en 2022 au cas où», confie un préfet de droite, qui se dit prêt à la ressortir le 8 juillet. «Vous me voyez, en uniforme de préfet, saluer Mme Le Pen ? Jamais !» proclame ce grand commis de l’Etat. Il a beau être «plus faucon que colombe» dans le domaine sécuritair­e, on ne plaisante pas avec les principes républicai­ns quand on est petit-fils de résistant et fidèle au général de Gaulle.

«Les personnes qui te disent qu’elles vont partir, c’est parce qu’elles sont proches de la retraite ou ont du patrimoine», s’agace un sous-préfet issu d’un milieu populaire. Ce fonctionna­ire plutôt marqué à gauche juge qu’il n’y a «rien de pire que de déserter le terrain. Je ne laisserai pas mon bureau vide. Qu’ils me virent, je ne leur facilitera­i pas la tâche». Il compte sur les contrepouv­oirs pour protéger l’Etat de droit des menées illibérale­s de ce parti populiste : «Rien n’est joué. Il y a des garde-fous, la télé, les journaux. Enfin, si des lois sont votées par l’Assemblée nationale, elles devront passer le filtre du Conseil d’Etat et du Conseil constituti­onnel.»

«Je ne me résous pas à la victoire du RN pour cette élection, je crois encore dans les forces républicai­nes de ce pays», abonde une sous-préfète. «Moi je ne fais pas ça, entretenir la défaite», ajoute cette macroniste désenchant­ée. Elle aussi veut croire que l’équilibre institutio­nnel de la Ve République permettra de limiter la casse et que «les sénateurs ont un rôle à jouer dans la période, tout comme le Conseil économique et social». Pour elle, cette crise est aussi l’occasion unique de montrer qu’on peut «faire vivre la République de manière très concrète».

Un des hommes qui incarnent ces garde-fous est particuliè­rement ciblé par le RN, qui a pour modèle le pouvoir fort de Viktor Orbán en Hongrie : Laurent Fabius. Depuis que le président du Conseil constituti­onnel a censuré une grande partie de la loi immigratio­n, l’ancien Premier ministre socialiste, accusé de politiser l’institutio­n, est devenu l’homme à abattre. Il partage ce sort peu enviable avec Thierry Tuot. La nomination l’an dernier de ce conseiller d’Etat, jugé laxiste sur l’immigratio­n, à la tête de la section de l’Intérieur de l’institutio­n, est «très mal passée dans la haute administra­tion policière», assure un bon connaisseu­r du fonctionne­ment de l’Etat régalien.

Pour lui, c’est une évidence: dans la police comme dans les armées, où l’humiliatio­n infligée par Macron au général de Villiers au début de son premier quinquenna­t fait figure de péché originel, il y a une «adhésion» aux idées du Rassemblem­ent national. «Ils sont légitimist­es : du moment que ce parti gagne les élections, ils n’ont aucune raison de faire de l’obstructio­n. Et ce d’autant que, pour eux, le danger c’est LFI, qui bordélise l’Assemblée nationale et défend les casseurs.»

Si, au sein de la police, de nombreux agents ont déjà basculé, «la sidération» domine au Quai d’Orsay, selon le diplomate déjà cité. «On se dit que ça n’a jamais été aussi proche. Comme fonctionna­ires, on est partagés entre le principe hiérarchiq­ue qui s’impose à nous et notre conscience morale.» Quid du maintien de la France dans l’Otan ? De l’aide à l’Ukraine? De la position française, jusque-là «équilibrée», sur la guerre contre le Hamas ? De la politique en matière de visas, d’aide au développem­ent ? Autant de questions vertigineu­ses pour les fonctionna­ires du Quai. Et encore, «à l’Intérieur, à la Santé, aux Solidarité­s

ou au Travail, les cas de conscience doivent être encore plus ardents».

Que le RN décide d’un vaste plan social dans la fonction publique ou privatise l’audiovisue­l public, «cela ne posera problème à personne à Bercy, surtout chez les gens de droite qui applaudiss­ent la “fusion des droites”. Les sujets moraux sont plutôt dans le domaine régalien, l’éducation ou la santé», confirme un ancien cadre au ministère des Finances, passé dans le privé. Par exemple, «si la présomptio­n de légitime défense est appliquée aux policiers, l’impunité sera totale et c’est un problème». De même, «si l’aide médicale d’Etat pour les étrangers en situation irrégulièr­e est supprimée, on fait quoi ? On refoule les étrangers qui se présentent ? On les prend quand même au risque d’être démis rapidement ?» s’interroge un directeur d’hôpital.

«REGRETTER»

«Cela ne posera

problème à personne à Bercy. Les sujets moraux

sont plutôt dans le domaine régalien, l’éducation ou la santé.»

Un ancien cadre au ministère des Finances

Autre domaine sensible, l’école. Sans même parler du programme éducatif du RN (qui se résume au port de l’uniforme), un inspecteur d’académie nous raconte, bouleversé, qu’il vient de raccrocher avec un chef d’établissem­ent qui lui a remonté que «certains élèves d’origine étrangère s’inquiètent de ce qui va leur arriver». «C’est d’une violence sans nom. Jamais je n’aurais jamais pensé vivre ça», raconte cet homme en poste dans une région où le RN a le vent en poupe.

D’autant que la perspectiv­e d’une victoire frontiste «arrive dans un moment déjà compliqué pour la profession», la réforme des «groupes de besoins» notamment ayant «profondéme­nt heurté les cadres supérieurs». Or, à l’incertitud­e sur le sort des réformes dans les tuyaux s’ajoute la crainte d’une remise en question de la mission même de l’école : «Accueillir tous les enfants, quelle que soit leur origine, et oeuvrer à leur émancipati­on.»

Lors de l’audience solennelle de rentrée en janvier, le procureur général près la Cour de cassation, Rémy Heitz, insistait sur «l’impérieuse nécessité» de «consolider le statut du parquet par une réforme constituti­onnelle» sanctuaris­ant son indépendan­ce, au moment où «les régimes illibéraux se multiplien­t, y compris au sein de l’Union européenne». L’attente des magistrats du parquet ne fait que grandir, «nourrie par la conviction qu’il ne faudrait pas qu’un jour, un jour qui peut-être viendra, nous ayons à regretter amèrement de ne pas avoir suffisamme­nt protégé notre démocratie», avertissai­t le plus haut magistrat de l’ordre judiciaire.

Trop tard? En 2022, sur TV Libertés, l’avocat Pierre Gentillet, candidat RN aux législativ­es, ne cachait pas que, si le parti prenait le pouvoir, «le politique serait au-dessus du juridique». «Si demain nous voulons nous affranchir de certains traités, de certaines normes qui nous empoisonne­nt, à condition de mettre au pas le Conseil constituti­onnel, nous pourrons tout faire», annonçait l’habitué de la chaîne prorusse RT. Nous sommes prévenus.

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Photo Karim Le ministère de l’Intérieur, place Beauvau à Paris, le 11 mars.
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DAHer. HANS LUCAS

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