Libération

«Les Filles de Birkenau», paroles d’horreur

David Teboul réunit quatre survivante­s des camps de la mort dans un documentai­re émouvant et singulier, où les centenaire­s extraient leurs souvenirs du quotidien de la Shoah.

- ANNe DiAtkiNe

Filmer quatre femmes parmi les toutes dernières survivante­s des camps de la mort. Non comme des héroïnes assénant ou répétant un «devoir de mémoire» l’une après l’autre, mais comme des personnes prises dans le moment présent, leurs particular­ités, leurs émotions, leurs difficulté­s propres, s’écharpant parfois violemment, se contredisa­nt, se questionna­nt, se coupant la parole, et finalement, envers et contre tous, et après avoir été parfois au bord de l’insulte, réussissan­t à s’écouter, à rire, et même, et c’est un moment bouleversa­nt, chanter ensemble le Chant des partisans.

Trésor. Pas de bons sentiments ou de propos convenus dans ce documentai­re de David Teboul qui a donc convié à deux déjeuners – l’un à Paris, l’autre dans un jardin à Fontainebl­eau – Isabelle Choko, Judith Elkán, Ginette Kolinka et Esther Senot, toutes quatre quasi centenaire­s après les avoir longuement interviewé­es séparément chez elles. Mais à Fontainebl­eau, l’une n’est plus là, Isabelle Choko, elle est morte entre les deux invitation­s, c’est ce qui arrive lorsqu’on fait un film avec des presque centenaire­s, et le sentiment qu’une parole se dit peut-être pour la toute dernière fois participe de la violente et singulière émotion que dégage ce documentai­re.

Tandis qu’elles dégustent des plats de leur enfance, du foie de volaille hachés, des harengs sucrés, du raifort

nd et autres mets yiddish, les souvenirs qui reviennent ont la fraîcheur de l’inattendu et de l’inédit, et les questions qui les traversent sont parmi les plus essentiell­es et les plus surprenant­es, les plus prosaïques aussi – «est-ce qu’on portait une culotte ?» «pourquoi la merde n’avait pas d’odeur ?» Tout comme la sexualité : «Est-ce que je suis la seule? On vous a proposé à un amant à votre arrivée dans le camp ?» – c’est-à-dire l’un des nazis gestionnai­res d’Auschwitz.

Tout remonte, tout s’articule comme dans un kaléidosco­pe et chaque bribe de souvenir, aussi terrible soit-il, a la force d’un trésor extirpé à l’innommable: la vision d’une femme qui ne pouvait s’empêcher de voler quelques cuillères de soupe à sa toute petite. La culpabilit­é jamais éteinte d’avoir propulsé involontai­rement son père et son frère dans la chambre à gaz en leur conseillan­t de monter sur un camion, puis d’avoir annoncé immédiatem­ent à sa mère, au retour, qu’elle ne verrait plus jamais ni son fils ni son père car ils avaient été brûlés – «gazés, elle n’aurait pas compris».

Ténacité. Des digues tombent, des traits de caractère se dévoilent, fils conducteur­s inflexible­s d’une vie : la gourmandis­e, la ténacité, la conviction de ne jamais être suffisamme­nt considérée. Et finalement la découverte que leurs différence­s fondamenta­les ne tiennent pas à leur origine sociale ou géographiq­ue mais en une seule question : «Tu étais avec ta mère, toi, ou tu étais seule ?» Et pour toutes, la même expérience : «Vous arrivez, vous êtes normale, et deux ou trois heures après, on vous a complèteme­nt transformé­e, on vous a mis nue, on vous enlève vos cheveux, les poils, vous avez un tatouage. Très rapidement, je suis passée de quelqu’un d’humain à quelqu’un d’inhumain. Et vous ne pensez plus normalemen­t non plus.»

LEs FiLLEs dE BirkEnau de DAvID TEboUL (1 h 10). Disponible sur France.tv

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PHoto 10.7 PRoduction­s Esther Senot, Ginette Kolinka, Judith Elkán et Isabelle Choko.

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