De la tyrannie de la beauté aux belles tyrannies
Les questions d’apparence physique peuvent pourrir la vie. La seule solution, c’est de remplacer cette obsession par une autre.
«Elle a pris un sacré coup de vieux» ; «Il faudrait que ce sac d’os mange un burger de toute urgence» ; «Qu’elle est moche ! On dirait son père avec une perruque». Les appréciations ci-dessus glanées sur Instagram et TikTok témoignent d’une telle bonté humaine et d’un usage si fabuleux du courage (anonymement tous les coups sont permis), qu’elles donnent l’envie brutale de s’infiltrer dans une faille du réseau internet mondial pour le faire exploser.
Une image packagée
Dénoncer l’usage du body shaming, la foire aux vanités des réseaux sociaux, l’appât du gain de chirurgiens esthétiques qui acceptent d’opérer des adolescentes qui veulent avoir la bouche ou les foxy eyes de telle influenceuse, ou le rejet, sur le marché de l’amour comme celui du travail, des gens que la nature a défavorisés, va de soi. Plutôt que cette autoroute démonstrative, permettez-moi d’emprunter un chemin de traverse.
Récemment, un intellectuel, dont on aurait pu s’attendre à ce que sa vie soit tournée vers la contemplation de l’azur de la recherche, me disait que, quoique aimant ardemment le soleil, quand il atteindrait l’âge de 70 ans, il n’irait plus à la plage pour ne pas infliger aux autres le spectacle de la décrépitude de ses chairs. Au moment où je m’apprête, après deux ans de travail acharné, à pouvoir enfin exposer mes capitons sous-fessier au bord de la mer, je pense à ce chagrin, lamentable, qui contraint tant de personnes qui ne ressemblent pas à une image packagée par moult filtres instagram et applis de retouches à s’éjecter du monde. Trois observations : Premièrement, ce chagrin commence tôt. Discutez avec des élèves d’une classe primaire ou d’un collège. Vous en trouverez toujours un qui n’a plus voulu aller à l’école parce qu’il était couvert d’acné ou qu’on l’avait traité de «gros». Deuxièmement, les articles sur des artistes féminines qui commencent par dix lignes de description sur leur physique quand on pourrait les utiliser à parler de leur dernier livre, album ou rôle me débectent, mais n’ont guère attendu Internet pour exister. Troisièmement, je crois cependant, comme la philosophe Camille Froidevaux-Metterie (1) que les femmes peuvent se réapproprier leur apparence et le souci qu’elles en prennent pour se réparer. Je pense notamment à ces femmes marquées par l’épreuve du cancer, qui se battent pour reconquérir une image d’elles qui soit conforme «non pas à une beauté socialement prescrite» ou «façonnée par les regards des hommes», «mais à des critères personnels par lesquels l’image de soi corporelle coïncide avec l’image de soi subjective». Confidence, maintenant : j’avais une mère très belle. Non, pas belle : somptueuse. Du genre à faire piler trois voitures sur l’autoroute en une minute quand elle faisait du stop sur la bande d’arrêt d’urgence – c’était pratique. Du genre à faire taire un restaurant entier dès qu’elle en passait la porte – c’était subjuguant. Du genre à ce que des types viennent la nuit gratter à la porte de notre chambre d’hôtel quand on partait en vacances – c’était terrifiant. Elle avait grandi seule au monde. Elle avait arrêté l’école avant le bac. Et très vite, trop vite, compris que sa joliesse serait sa seule arme. Elle en a fait ce qu’elle a pu. J’ai tôt fait de considérer qu’à côté d’elle, j’étais un cafard. A la suite de quoi, j’ai passé un nombre indécent de jours à me nourrir exclusivement
nd de salades de tomates, ou à me gaver de panini, puis à avaler des tablettes de diurétiques qui m’ont conduite aux urgences. Et je me suis pourri la vie. Si je fais ce détour empirique, ça n’est pas par souci d’évocation d’un corps qui fut meurtri au nom d’injonctions aberrantes. Qui a fait voeu d’écriture au sens où je l’entends n’exhibe rien quand il écrit, si ce n’est le squelette d’une écriture. Mais parce qu’il est connu qu’à côté de l’écriture, qui est le noyau de ma vie, j’ai un métier dont on supposerait qu’il dote de certaines compétences. Or je n’ai eu, sur cette question, aucune compétence. J’ai été tout à fait impuissante, médiocre, démunie.
Un rapport d’exigence
Je peux simplement témoigner que la souffrance que cela m’a coûtée se compte en années. Et vous supplier de ne pas être aussi bête que je l’ai été. De cette traversée, j’ai tout de même tiré un enseignement qui permet peutêtre de déplacer la question. A l’heure où l’on nous prie de n’avoir pour notre corps que les mots «bienveillance» et «estime de soi» à la bouche, il me semble que pour certains êtres, dont je suis, se tenir droit dans l’existence et avoir une vie joyeuse consiste à maintenir un rapport d’exigence aux choses. En d’autres termes : pour nous, la solution consistera à substituer une tyrannie à une autre en se creusant une intériorité. Du jour où je me suis damnée pour le placement d’une virgule, où je me suis asservie à la quête du mot juste, où j’ai considéré que la plus grande des beautés consiste à être capable d’écrire : «Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde» ; ou «Les familles heureuses se ressemblent toutes, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon», tout culte de l’apparence physique s’est vidé de son sens. Remplacer une obsession par une autre, comprendre qu’il n’y a rien de plus beau qu’un cerveau et l’asservissement à la tyrannie de la connaissance fut ma solution. Je vous souhaite, ardemment, de trouver la vôtre.
(1) «La beauté féminine, un projet de coïncidence à soi», de Camille Froidevaux-Metterie, le Philosophoire, 2012 /2 (numéro 38), pp. 119-130.
Vendredi 14 juin de 16 h 30 à 17 h 30 au théâtre Princesse-Grace. Conversation : «la Tyrannie de la beauté ?» présentée par Fanny Arama avec Sarah Chiche, Anne Berest et Augustin Trapenard. Plus d’informations sur philomonaco.com