Libération

Près de Kharkiv, la résistance à armes inégales

- Par LUC MATHIEU Envoyé spécial dans la région de Kharkiv

Epuisées, moins nombreuses et moins équipées que les troupes de Moscou, les forces de Kyiv ont réussi à enrayer l’assaut russe lancé il y a un mois au nord de la deuxième plus grande ville du pays. Sous la nd menace des drones et de l’aviation, la bataille se poursuit.

Le drone vole depuis quelques minutes dans la nuit ukrainienn­e. Sur la tablette et dans le casque du soldat qui le pilote depuis une cave humide d’un village de la région de Kharkiv, le paysage défile en dégradés de gris, du blanc au noir profond: des champs, des bosquets, des lampadaire­s, quelques routes et chemins. «Bienvenue au Mordor», dit le soldat August, un nom de code. Le drone vient de franchir la frontière, il est en Russie. Depuis la ferme abandonnée où ils se sont installés, August et ses quatre soldats de la 92e brigade d’assaut de l’armée ukrainienn­e observent sur l’écran la lisière d’un bois. «Il n’y a rien ici, on continue», ordonne August. Soudain, trois silhouette­s blanches apparaisse­nt. Elles se mettent à courir. «Laisse-les se sauver, on cherche plus gros.» Les trois silhouette­s disparaiss­ent sous les arbres. «Low battery», («batterie faible») clignote sur l’écran. Tror, le soldat de 30 ans qui pilote le drone, fait disparaîtr­e le message d’alerte. Il reste un peu plus de cinq minutes pour trouver une cible, les drones FPV (first-person view) de l’unité ne reviennent pas côté ukrainien.

Quelques instants plus tard, un blindé apparaît sur la route qui mène à Belgorod. Le drone, à plusieurs dizaines de mètres d’altitude, descend et s’en approche. L’image se tord, se fige et disparaît. Tror enlève son casque et sourit, il est sûr d’avoir projeté son drone explosif sur le blindé.

Les cinq hommes se détendent. Ils sont dans la région depuis le 9 mai, veille de la dernière offensive russe. Ils ont été envoyés en renfort et en catastroph­e face à l’imminence de l’assaut alors qu’ils étaient déployés dans le Donbass, à Bakhmout puis Tchassiv Yar. Chaque nuit, de 22 heures à 4 heures, ils enchaînent les missions. Leurs drones vont systématiq­uement en Russie. Ils n’ont pas attendu l’autorisati­on des Etats-Unis le 30 mai, ni celle de la France la veille pour frapper de l’autre côté de la frontière avec les armes qu’ils leur fournissen­t. «Nous utilisons des munitions ukrainienn­es, nous n’avons pas besoin de demander l’autorisati­on de quiconque», dit August.

TABLETTES ET ARAIGNÉES

En près d’un mois de déploiemen­t, ils ont observé la zone frontalièr­e se vider des soldats et blindés russes. «Quand on est arrivés, il y en avait partout. Ce n’était pas compliqué de les frapper, explique Johnny, 48 ans, barbe et muscles épais. Mais, depuis une semaine, ils font attention, ils ne viennent plus si près, il n’y a quasiment plus de véhicules. Ou alors, ils ont des brouilleur­s qui nous empêchent de les viser.» L’autonomie des drones de la 92e leur permet de s’enfoncer à une quinzaine de kilomètres côté russe. Leur mission est de perturber les lignes d’approvisio­nnement de l’armée de Moscou et d’empêcher ses soldats de se masser à la frontière avant de la franchir et d’attaquer la région de Kharkiv. La guerre d’August et de ses hommes est certes technologi­que, faite de tablettes, de capteurs et de systèmes de vision nocturne. Mais elle ne se déroule pas dans une salle climatisée, avec d’énormes écrans au mur, des alignement­s d’ordinateur­s et de téléphones et des hommes qui

courent de l’un à l’autre. Les cinq soldats ukrainiens se serrent dans une cave d’une dizaine de mètres carrés, assis sur des chaises de jardin en plastique, au milieu des moustiques, des mouches et des araignées. Dans un coin, Corsa, 35 ans, a posé son petit écran sur des cageots empilés, à côté d’une multiprise bricolée avec du scotch. Il est chargé de

faire voler le drone qui relaie les ondes radio, plus grand que ceux qui portent les charges explosives. Il manie son joystick avec calme et dextérité, malgré les trois doigts qu’il a perdus lors d’une précédente mission.

Manul, 38 ans, le plus volubile, fait des allers-retours entre la cave et le garage au-dessus. C’est là que sont

«Les Russes peuvent pilonner la zone alors qu’ils n’ont pas de cible précise.»

Michael lieutenant ukrainien

stockés drones et munitions dans des cartons et des caisses en bois. Selon la mission, il choisit un engin volant plus ou moins grand. La moitié de son stock a été achetée dans des magasins – environ 1 000 euros pièce avec le système de vision nocturne –, l’autre a été fabriquée par des volontaire­s. Il attache avec du Serflex une batterie et positionne la munition: une «fougasse» (une mine antichar), une charge «thermobar» – privilégié­e pour viser l’infanterie, des bâtiments ou une roquette– contre les blindés. Lorsqu’il amène le drone explosif dans le jardin attenant, il n’attend pas qu’il décolle et court jusqu’à la cave. Il arrive que les engins explosent trop tôt. L’armée russe est aussi aux aguets. En quatre semaines dans la région, l’unité d’August s’est fait repérer et bombarder quatre fois, la forçant à trouver à chaque fois une nouvelle maison abandonnée. Dans la cave, un commandant relié par radio ordonne une nouvelle mission: s’assurer que le blindé visé une heure avant est bien détruit, et frapper une station-service. Tror met son casque et prend son joystick. Il longe la frontière – «c’est pratique pour se repérer» –, retrouve le blindé, effectivem­ent détruit, et se dirige vers la station-service. Son drone ne peut pas la rater.

Dans la région de Kharkiv, l’armée russe n’avance plus depuis le 20 mai. Les positions se sont stabilisée­s à une vingtaine de kilomètres au nord-est de la ville. Ce n’était pas gagné. Dans la nuit du 9 au 10 mai, lorsque les forces russes ont attaqué, elles ont rapidement progressé, pénétrant dans les jours suivants sur près de 10 kilomètres en Ukraine. L’assaut était

nd tout sauf une surprise. Depuis des semaines, l’armée russe amassait hommes, munitions et véhicules à la frontière. A l’époque, les forces ukrainienn­es n’avaient pas l’autorisati­on de les frapper avec les armes occidental­es. «C’est ça qu’il nous aurait fallu, nous aurions stoppé l’invasion bien plus tôt. Poutine ne comprend que la force», dit August.

«DENTS DE DRAGON»

L’attaque russe a aussi révélé la faiblesse des préparatio­ns défensives dans la zone frontalièr­e, alors que la zone n’était plus occupée depuis plus d’un an et demi. Les critiques publiques de gradés ont poussé le Parlement à créer le 22 mai une commission d’enquête qui examinera entre autres les soupçons de corruption.

Entretemps, la constructi­on des défenses s’est accélérée. A l’arrière du front, des tractopell­es creusent les champs pour bâtir des casemates reliées par des tranchées. Des «dents de dragon», des triangles de béton reliés par des chaînes pour stopper les chars, s’étirent en lignes parallèles dans les champs. Les check-points sont renforcés. Kharkiv semble pour l’heure imprenable. «On ne peut jamais savoir avec eux, ils peuvent préparer quelque chose», dit Tror. Selon une note du 8 juin de l’Institute for the Study of War, l’état-major russe a ordonné le transfert de nouvelles forces à la frontière. «Il n’est pas sûr que ces soldats redéployés soient immédiatem­ent envoyés au combat», indiquent ses analystes.

L’unité d’artillerie de la 57e brigade motorisée déployée dans les environs de la ville de Vovchansk, où se concentren­t les combats avec le village voisin de Lyptsi, ne considère pas non plus que la bataille est gagnée. La dizaine de soldats s’est installée dans un bosquet d’érables à moins de cinq kilomètres des troupes russes. Ils sont fatigués, ils n’ont eu aucune permission depuis deux mois. La plupart sont des volontaire­s, hormis un engagé sous contrat depuis 2016. Le plus jeune a 26 ans, le plus âgé 55.

«Du 9 au 12 mai, nous n’avons pas dormi, les Russes n’arrêtaient pas, ils tiraient avec tout ce qu’ils avaient, drones, artillerie, aviation», dit le lieutenant Michael, qui commande l’unité. Les attaques n’ont pas cessé depuis, mais à un rythme moindre. Le gradé estime qu’il y a sept soldats russes pour un Ukrainien. Le ratio pour les obus est de cinq pour un. «S’ils voient quelque chose dans les arbres, ils peuvent se permettre de pilonner la zone alors qu’ils n’ont pas de cible précise. Dans ces cas-là, nous ne pouvons qu’attendre, c’est impossible de travailler.»

BOSQUET

La pièce maîtresse de l’unité est un vieux canon automoteur 2C1, dissimulé sous des branchages. Dès que l’ordre arrive, les soldats sprintent pour le rejoindre. Il leur faut quelques minutes pour tirer. Il n’est pas rare que le tir soit annulé, la cible privilégié­e – des groupes de cinq à dix soldats– s’étant déplacée. «Durant les premiers jours, il nous arrivait de repérer des groupes de 30 à 70 soldats. Nous n’avons pas compris pourquoi ils s’amassaient comme ça, c’était idéal pour nous.» Les hommes de l’unité ne sortent quasiment pas du bosquet. Trop dangereux, au vu du nombre de drones russes qui patrouille­nt. Ils sont plus ou moins gros, plus ou moins dangereux : des Orlan et des Supercam pour la reconnaiss­ance, des Lancet pour frapper. En lisière d’un champ qui n’a pas été semé, deux soldats ne quittent pas leurs jumelles pour les repérer. Ils sont avertis par une sonnerie émise par un petit boîtier accroché à un arbre. Ils détectent les engins, et leur modèle précis, lorsque ceux-ci s’approchent à quelques kilomètres. L’unité n’a pas de système de brouillage, la seule protection consiste à tenter de se cacher.

La plus grande crainte des soldats reste les bombes dites «planantes», qui pèsent de 250 kilos à plusieurs tonnes. Elles sont tirées depuis des avions en territoire russe. «C’est pour ça que nous avons besoin de F-16 [des avions de chasse américains, ndlr], c’est le plus urgent, dit le lieutenant Michael. Nous devons neutralise­r cette menace, ces bombes font des dégâts terribles.» Le gradé reçoit un appel radio, il doit rejoindre une autre unité, un peu plus loin. Il court jusqu’à la camionnett­e, une Boukhanka rouillée de l’époque soviétique, qui arrive en tanguant entre les ornières du chemin. Dans le bosquet, les hommes se remettent à couvert, là où le feuillage est le plus dense et les troncs les plus épais. Une bombe planante a été repérée.

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Photos GEORGE IVANCHENKO Johnny, soldat ukrainien de 48 ans, a observé la zone frontalièr­e se vider des soldats et blindés ruses en près d’un mois de déploiemen­t,
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Manul, 38 ans, choisit des engins volants plus ou moins grands selon la mission,
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