Libération

«Le Tigre bleu de l’Euphrate», l’épopée jusqu’au dernier souffle

A la Colline, le texte de Laurent Gaudé tire sa réussite de la performanc­e prodigieus­e d’Emmanuel Schwartz en Alexandre le Grand à l’agonie.

- LAURENT GOUMARRE

Le mot «terrassé» revient sous la plume de Laurent Gaudé ; on l’avait entendu comme un mauvais jeu de mots dans sa dernière pièce

Terrasses, épopée péniblemen­t lyrique des attentats de novembre 2015, il apparaît cette fois dans le Tigre bleu de l’Euphrate, toujours mis en scène par Denis Marleau qui joue coup double au théâtre de la Colline à Paris. C’est Alexandre le Grand qui le profère au début de son immense monologue, aussi immense que les voyages et conquêtes de ce roi de 32 ans qui livre aujourd’hui son dernier combat : voir «la mort de [son] vivant», exiger du dieu de la mort qu’il lui montre son visage.

Et pour mener à bien cet ultime projet, Alexandre a une stratégie : le récit. Raconter son enfance impatiente qui brûle de devenir le héros qu’il sait devoir être, faire le récit épique de sa vie à la démesure des villes, pays, continents qu’il fait siens. Alexandre est cet homme qui va au bout du monde, un conquérant de l’espace, mais le temps compte aussi, et son heure est venue : Alexandre meurt. La pièce est son agonie, face à cette mort qui a toute son écoute, comme nous.

Il faut dire que celui qui meurt est prodigieux : Emmanuel Schwartz ouvre la pièce avec une voix qui lui arrive du plus profond de la gorge. Alors oui c’est lent, oui c’est solennel, mais c’est autre chose qu’une simple histoire de diction. Emmanuel Schwartz fait comme remonter les mots de son ventre au bord de les vomir. Ce sont des râles, des grognement­s, feulements dignes d’un fauve moribond. Le tigre, c’est lui, mais tout de blanc vêtu ; le bleu c’est pour l’autre, le tigre qui lui apparaît et lui montre comment franchir l’Euphrate. Le bleu pour l’esprit de conquête, couleur des mers et du ciel. Le blanc du linceul, pour Alexandre comme emmuré dans cette superbe scénograph­ie immaculée du sol jusqu’aux rideaux, toujours signée Stéphanie Jasmin et Denis Marleau.

Alexandre est ce tigre blanc aux postures animales qu’Emmanuel Schwartz déploie : ses jambes fuselées trouvent la puissance de deux pattes épaisses, et quand Schwartz gueule sa colère, il n’a plus rien d’humain ; Alexandre est un monstre de l’antiquité grecque. Ça pourrait être kitsch, c’est au-delà.

Denis Marleau ne rejoue pas cette fois le caractère épique du texte de Laurent Gaudé, il en donne son interpréta­tion à travers le parcours de son acteur.

Une heure et demie, c’est le temps qu’il faut à Emmanuel Schwartz pour franchir l’Euphrate de ce théâtre lyrique. Comment ? En exténuant littéralem­ent sa propre parole. La solennité vociférant­e du début, puis l’exaltation habitée du récit des conquêtes se délitent dans une impression­nante dernière prise de parole fluide et naturelle, parce qu’elle n’a plus rien à prouver. Superbe.

LE TIGRE BLEU DE L’EUPHRATE de LAURENT GAUDÉ Mise en scène DENIS MARLEAU Au théâtre de la Colline, Paris, jusqu’au 16 juin.

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PHOTO YANICK MAC DONALD Emmanuel Schwartz en monstre de l’Antiquité grecque.

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