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Esther Ferrer et La Ribot, le corps battant des femmes

Exposées en parallèle au Frac Franche-Comté à Besançon, les performeus­es d’origine espagnole évoquent les combats féministes et les obsessions qui les rapprochen­t malgré leurs vingt-cinq ans d’écart et leurs différence­s esthétique­s

- Par LAURENT GOUMARRE

Elles sont deux, Esther Ferrer, 86 ans, La Ribot, née en 1962, en commun leurs origines espagnoles. La première s’exile à Paris au début des années 70, la seconde vit dans son appartemen­t de Genève «pas grand mais avec une vue dingue sur le lac, j’en profite quand je peux, je n’arrête pas de voyager». Toutes les deux sont réunies au Frac Franche-Comté de Besançon, dans une double exposition qui multiplie les liens entre leurs pratiques, la performanc­e depuis les années 60 pour Ferrer sous la dictature franquiste, la danse performati­ve depuis l’explosion en Espagne des années 80 pour La Ribot – dont la prochaine création est programmée au Festival d’Avignon. Deux artistes donc que les années séparent mais avec des combats et des obsessions communes : le corps, la nudité, le temps, les chaises.

Rendez-vous chez Esther Ferrer, dans son rez-de-chaussée sur cour du XIe arrondisse­ment, pour évaluer ce qui les rassemble et au-delà, les différence­s. D’abord, le milieu social. On joue dans la même catégorie : classe moyenne pour Esther Ferrer, une famille de neuf enfants, le père amateur d’art qui travaille beaucoup pour maintenir un niveau de vie confortabl­e, une bonne qui aide son épouse, beaucoup de livres à la maison, «même des choses interdites, parce qu’éditées avant Franco, ma mère n’était pas d’accord pour qu’on garde ça, c’était un danger». Classe moyenne supérieure pour La Ribot, troisième enfant sur six ; le père est un homme d’affaires qui voyage à l’internatio­nal. «Il nous rapportait des tas de livres disques, des objets de Paris, Londres, New York, ma mère nous emmenait au théâtre, au musée… Chez nous il y avait de tout: des copains, des cousins, des chiens, un chat, c’était très drôle, un milieu très cultivé, qui parlait d’art, de politique, avec des valeurs profondéme­nt laïques.»

«EUX HABILLÉS, MOI NUE : CE RAPPORT-LÀ ÉTAIT POLITIQUE»

C’est ce positionne­ment politique qu’on retrouve chez l’une et l’autre dans leur choix de travailler la performanc­e. «Je ne me suis pas demandé ce que je devais faire, raconte Esther. J’étais une femme, la seule dans un groupe d’artistes d’avantgarde, qui s’appelait Zaj en 1964, un collectif de musiciens, d’hommes de théâtre, des plasticien­s, poètes, tous antifranqu­istes. Etre une femme, c’était une histoire de corps. Pendant des millions d’années, les hommes nous ont mises à poil, dans des représenta­tions de leurs fantasmes, frustratio­ns complexes, de leur haine, mais à partir du moment où on a pu crier : “Mon corps m’appartient, et j’en fais ce que je veux”, on pouvait bien nous qualifier de narcissiqu­es, exhibition­nistes, provocatri­ces, ça m’était complèteme­nt égal. Je me suis foutue à poil en 1971 dans une action – Intimo y Personal –, où je mesurais mon corps avec un mètre de couturière : la longueur des cheveux, l’espace entre les yeux quand on fronce ou pas les sourcils, le tour du bassin, la circonfére­nce de mes bras en croix. J’ai pris toute la mesure de mon corps qui n’a rien à voir avec cet archétype de la féminité auquel, nous les femmes, on avait fini par adhérer.»

La Ribot se mesurera, nue elle aussi, en 1993 dans Capricho mio, une de ses «Pièces distinguée­s» – une série de petites chorégraph­ies de quelques secondes à trois minutes, limitées à l’expression d’une idée, d’un geste – dans les poses les plus improbable­s, avant de conclure ironiqueme­nt sur les mensuratio­ns du corps idéalisé : «90 / 60 / 90.» «La nudité pour moi, ça commence au début des années 90, quand je me dis que je n’ai besoin de rien pour parler de ce que j’avais en tête. Etre nue c’était génial; je pouvais être neutre, intemporel­le, conceptuel­le: je me présentais telle que j’étais, une femme ici et maintenant. C’était une

façon de ne pas prétendre être plus que ce que l’on est. Je performais nue au milieu d’un public habillé, j’étais donc totalement vulnérable et forte en même temps. Eux habillés, moi nue, ce rapport-là était politique. Et ça me rappelle le combat des Femen, quand la lutte passe par une femme qui se met nue dans l’espace public. Tout le monde est responsabl­e de ce qui peut arriver.»

«MON CORPS, UNE CHAISE, LE SILENCE»

Ce féminisme, comment se met-il en action dans leur double exposition à Besançon? Réponse «Sans titre» – déjà l’énoncé met en scène l’absence– d’Esther Ferrer, une pièce initiée en 2015. On y voit une spirale de chaises vides, «141 pour chaque femme victime de féminicide­s depuis le 1er janvier. Et le nombre de chaises ne cesse d’augmenter. Je me souviens de l’exposition en Argentine. Au début, 110 chaises, on a fini à plus de 200. Ça envahissai­t les couloirs, les autres salles du musée. C’était incroyable, effrayant de voir l’absence de ces femmes assassinée­s, la place que ça prenait.» Des chaises, l’exposition en est bourrée: deux salles plus loin, il y a celles de La Ribot, cassées, retapées, comme cicatrisée­s, avec des inscriptio­ns au couteau dans l’installati­on Walk the Bastards (2017). «La chaise c’est LA métaphore du corps. Chez moi, elle est en bois, pliante. Dans ma première pièce en 1985, Carita da Angel, je m’étais glissée, prise en sandwich, entre deux chaises. Dans une autre performanc­e, je suis à l’intérieur, entre le dossier et l’assise, le corps comme violé par les va-et-vient que j’actionne frénétique­ment.»

«En fait la chaise, coupe Esther Ferrer, c’est le truc que tu as sous la main, quand tu veux travailler avec le quotidien. La chaise, la table, le verre d’eau, des choses domestique­s. Après se pose la question : qu’est-ce que tu essaies de dire, de faire avec ça? C’est ça mon travail depuis le début, dans cette Espagne franquiste qui nous niait, et au-delà, dans un monde dont il ne faut rien attendre. Qu’est-ce que j’ai? Mon corps, une chaise, le silence. Quand j’écrivais ou dessinais mes partitions avant les actions, j’éliminais tout ce qui pouvait entraver mon travail, le rendre dépendant. Donc rien qui ne ressemble à un décor; seulement moi, le public, le silence, et le vide qu’il faut remplir. Surtout ne dépendre de rien, je tiens ça de ma mère qui ne travaillai­t pas, effrayée qu’il puisse arriver quelque chose à notre père. Elle nous disait toujours : “Soyez indépendan­ts.” J’ai longtemps travaillé à côté pour faire mon art en toute indépendan­ce, j’ai tout fait, journalist­e, peintre en bâtiment, sans jamais demander de subvention­s – ça me rendrait malade. C’est seulement à partir de la Biennale de Venise en 1999 que j’ai commencé à vivre de mes actions, à 62 ans.»

«POUR CEUX QUE ÇA INTÉRESSE, JE SERAI AU PÈRE-LACHAISE»

Si les deux exposition­s parallèles travaillen­t les liens entre les deux artistes, elles mettent aussi au jour des différence­s esthétique­s. Il y a chez Esther Ferrer une stratégie plastique de l’épure, un univers dominé par le noir et blanc, une mise en scène qui travaille les codes répétitifs d’un minimalism­e «américain» dans la lignée du compositeu­r John Cage, repère revendiqué par l’artiste. «Le temps est au centre de mon travail, depuis le début, dans mes performanc­es. Je veux que les gens prennent conscience du temps qui passe, alors je peux, pendant une action, leur demander l’heure. Ou je programme un réveil pour qu’il sonne. Dans une vidéo, on voit mon visage évoluer au fil des années. Au Frac, on entre par un couloir blanc sonorisé par la pièce radiophoni­que qui donne son titre à l’exposition : Un minuto más, où toutes les cinq minutes on entend la voix de Maria Callas que j’adore.» Une minute de plus, le programme prend une dimension tragique, quand on sait qu’Esther Ferrer a déjà écrit sa performanc­e post-mortem. «Je ne la ferai pas, mais je l’ai programmée pour ceux qui viendront à mon enterremen­t. C’est très simple, il y aura sur mon tombeau l’épitaphe suivante : “Toute personne qui lit ce texte devra faire l’action qui suit.” Je détaille le protocole : arrêter de lire immédiatem­ent. Traduire dans votre langue maternelle le texte que vous venez de lire et chanter seul ou accompagné sur le rythme de votre chanson préférée. Réaliser une action, n’importe laquelle, et la raconter au téléphone aujourd’hui même à un numéro indétermin­é à partir de minuit. Pour ceux que ça intéresse, je serai enterrée au Père-Lachaise. C’est mon compagnon qui m’en a fait cadeau. Tu parles d’un cadeau, j’étais furieuse. Il m’a dit : “Parce que quand tu mourras”, sous-entendu que c’est moi qui dois partir la première, “j’aimerais bien m’asseoir sur ta tombe et pleurer.”» Chez La Ribot, c’est une autre partie qui se joue, avec la dimension chorégraph­ique de la performanc­e. Et ça change tout. Autant les salles de Ferrer sont «cliniques», autant La Ribot salit l’espace, le sature de mots sur des cartons, de chaises rafistolée­s. Un bordel organisé de trucs qui traînent par terre à l’image de la pièce Despliegue (2001), énorme installati­on vidéo projetée au sol. On y voit sur fond de couverture­s, cartons, fringues déposés, l’artiste nue qui s’autofilme dans ce qui pourrait bien être un atelier, filmé lui-même en plongée depuis le plafond par l’équivalent d’une caméra de surveillan­ce. L’effet double perspectiv­e crée une toile baroque, hypercolor­ée, mise en mouvement par le corps d’une femme artiste qui, une fois de plus, se mesure à l’espace. On a alors le choix devant cette vidéo au sol: soit on la regarde de haut, soit on se penche sur elle. «Parce que quand une femme se met nue dans l’espace public, tout le monde est responsabl­e de ce qui peut arriver.»

UN MINUTO MÁS D’ESTHER FERRER et Attention on DANSE ! DE LA RIBOT

Au Frac Franche-Comté à Besançon jusqu’au 27 octobre. A voir aussi : JUANA FICCIÓN de La Ribot, du 3 au 7 juillet au Festival d’Avignon.

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PHOTO NICOLAS WALTEFAUGL­E La Ribot et Esther Ferrer.
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de l’exposition «Attention on danse !»
de La Ribot.
PHOTO BLAISE ADILON Pièce distinguée N°54 de l’exposition «Attention on danse !» de La Ribot.

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