Christophe Deloire, «héros de la liberté de la presse»
Infatigable défenseur du journalisme, à l’oeuvre jusqu’au bout dans nombre de dossiers sensibles, le secrétaire général de Reporters sans frontières est mort samedi à 53 ans.
Ces derniers mois, il avait oeuvré, en tant que secrétaire général de Reporters sans frontières, à la libération du journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi, après avoir ouvert des canaux de négociation avec les talibans qui le retenaient en otage. Il avait aidé à faire sortir de Russie Marina Ovsiannikova, qui risquait dix ans de prison pour avoir brandi une pancarte «Non à la guerre» en plein journal télé. Il s’était vaillamment rendu sur le plateau de Pascal Praud, sur CNews, pour défendre la décision du Conseil d’Etat intimant l’Arcom, après une plainte de Reporters sans frontières, de mieux contrôler le pluralisme à la télévision. Il avait visité plusieurs fois Julian Assange dans sa prison londonienne. Il s’était aussi vu confier par Emmanuel Macron le pilotage d’Etats généraux de l’information, initiative qu’il portait de longue date auprès de l’Elysée. Samedi, Christophe Deloire s’est brutalement éteint à 53 ans, emporté par un cancer fulgurant, selon un communiqué de RSF. La liberté de la presse perd l’un de ses plus infatigables défenseurs. C’est ce qui étonnait le plus les gens qui apprenaient à découvrir son engagement infaillible, au-delà de ses airs bonhommes : cette sorte d’élan prodigieux, d’extraordinaire volontarisme pour faire bouger les lignes malgré les chefs d’Etat, les preneurs d’otages, les désinformateurs de tous crins. Lui revendiquait privilégier les négociations diplomatiques avec les puissants – quitte à être accusé de compromission – aux admonestations militantes souvent stériles : «Pour faire avancer des dossiers, il faut y aller, proposer, racontait-il à Libération cet automne. Ça marche rarement en gueulant de loin.» Un activisme pas dénué d’ambitions personnelles, mais toujours guidé par une lutte acharnée pour la liberté de la presse.
Sous son patronage, depuis 2012, Reporters sans frontières a acquis une autre dimension, passant d’une ONG attribuant des bons et mauvais points depuis Paris à un acteur offensif de la défense des journalistes et de l’information, avec quatorze bureaux dans le monde et un budget qui avait doublé dernièrement. Tout en faisant tourner RSF au quotidien, Christophe Deloire gardait un oeil sur tous les sujets qui comptent, et notamment la réglementation de l’espace numérique face aux monstrueuses plateformes américaines, comme en atteste son récent livre la Matrice. Un instinct hérité de ses années de journaliste, quand il publiait des livres enquêtes sulfureux sur le sexe en politique (Sexus Politicus, 2006) quelques années avant l’affaire Dominique StraussKahn, ou la menace islamiste en France au début des années 2000 (les Islamistes sont déjà là, 2004). Fils d’instituteurs, il rappelait volontiers ses origines bourbonnaises, grandi dans un petit village de l’Allier, avec l’envie de devenir «astrophysicien, haut fonctionnaire ou journaliste», comme il nous l’expliquait il y a quelques mois. Il fera finalement des études de commerce, entamera ensuite des démarches pour devenir Casque bleu à Sarajevo, avant de se retrouver finalement rattrapé par le journalisme, lors de son service national, effectué pour TF1 à Berlin. En 1998, il entre au magazine le Point et publie son premier livre, une contre-enquête menée avec un détective privé sur l’affaire Omar Raddad.
L’une de ses principales réalisations fut la création du Forum sur l’information et la démocratie, un ambitieux
programme de lutte contre le «désordre informationnel».
Leitmotiv. Une pratique du journalisme pas forcément académique, pour celui qui deviendra pourtant en 2008 directeur du Centre de formation des journalistes. Un éloignement de la presse guidé par l’envie de «passer à l’action, de construire, devenir maçon», racontait-il à Libé. Tout en gardant de grands souvenirs de son exercice du journalisme, revenant par exemple sur une rencontre au Soudan avec Hassan al-Tourabi, «le pape noir du terrorisme» : «Ce qui m’a toujours plu, c’était d’aller voir un SDF le matin, un milliardaire l’après-midi, un policier puis un délinquant.» Il conservera ce leitmotiv à la tête de RSF, allant de prisons en ambassades, discutant autant avec le secrétaire général de l’ONU António Guterres qu’avec des preneurs d’otages. L’une de ses principales réalisations fut la création du Forum sur l’information et la démocratie en 2019, un ambitieux programme mondial de lutte contre le «désordre informationnel», sorte de Giec de l’information qui lui fit une place sur la photo au milieu des chefs d’Etat et des prix Nobel.
«Enquêteur, formateur, président d’ONG, Christophe Deloire avait le journalisme au coeur. Pour la liberté d’informer et le débat démocratique, cet esprit libre se battait, sans frontières, sans repos», a écrit samedi le président de la République, Emmanuel Macron, sur X pour saluer la mémoire de Christophe Deloire. La restitution des travaux des Etats généraux de l’information, le 26 juin, devrait être teintée d’une émotion particulière après la disparition de son instigateur.
«Reconnaissant». Dans la multitude d’hommages publiés sur les réseaux sociaux ces dernières heures, on en retiendra peut-être une poignée, encore plus significatifs : ceux de journalistes anciens otages. Comme Olivier Dubois, qui salue «un grand défenseur de la liberté d’expression et d’information» ; Mortaza Behboudi, pour qui Christophe Deloire était un «héros de la liberté de la presse et un ami inoubliable» ; Loup Bureau («Je te suis éternellement reconnaissant») ou Khaled Drareni qui honore un «homme entier, un défenseur réellement universel des droits humains». Autant de journalistes qui peuvent aujourd’hui, en partie grâce à lui, écrire en toute liberté.