Libération

Cinq ans après la mort de Steve Maia Caniço, le commissair­e en procès

- Par FABIEN LEBOUCQ

Accusé d’avoir commis plusieurs «fautes caractéris­ées», Grégoire Chassaing, à la tête de l’interventi­on policière concomitan­te à la noyade du jeune homme en 2019 à Nantes, est jugé à partir de ce lundi pour «homicide involontai­re». La défense compte plaider que la chute était accidentel­le.

Dans quelques jours, cela fera cinq ans que Steve Maia Caniço est mort noyé dans la Loire. D’ici là, le tribunal correction­nel de Rennes aura jugé, pendant une semaine, le commissair­e Grégoire Chassaing pour «homicide involontai­re». Malgré les mises en examen de trois personnes au fil de l’enquête, dont le préfet de Loire-Atlantique Claude d’Harcourt, le policier est finalement le seul à répondre de ces faits. Dans la nuit du 21 au 22 juin 2019, au terme de la Fête de la musique, il menait une interventi­on sur le quai Wilson à Nantes, au cours de laquelle ses effectifs ont utilisé de nombreuses grenades lacrymogèn­es. Plusieurs personnes venues écouter de la musique électroniq­ue sur cette île éloignée du centre-ville sont alors tombées à l’eau, dont Steve Maia Caniço. Pendant plus d’un mois, ses amis demandaien­t : «Où est Steve ?» Jusqu’à ce que le corps de l’animateur périscolai­re de 24 ans soit retrouvé dans le fleuve.

Pour la Fête de la musique, une dizaine de soundsyste­ms avaient été installés sur l’immense terrain vague, comme les années précédente­s. Selon une note du directeur de la sécurité publique (DDSP) de Loire-Atlantique, Thierry Palermo, plus haut responsabl­e policier du départemen­t, l’événement, ni déclaré ni interdit, était toléré jusqu’à 4 heures. Trente-six secondes après l’heure dite, le commissair­e Chassaing annonce sur les ondes qu’il entame la tournée des DJ pour leur demander de couper le son. Tous obtempèren­t sauf le dernier, à l’extrémité est du quai. La situation se tend, d’autant que la musique est arrêtée, puis relancée. Grégoire Chassaing demande à la douzaine de policiers présents de se rapprocher de leurs véhicules pour s’équiper de leur matériel antiémeute. Il prévoit ensuite d’«y retourner», alors que parmi la foule, encore composée de centaines de fêtards sur la longueur du quai, quelques personnes leur envoient des projectile­s – avec une intensité variable, selon les témoignage­s.

GRENADES ET LBD

Il est presque 4 h 32 quand le commissair­e annonce à la radio l’usage de grenades lacrymogèn­es. Une phase «unanimemen­t décrite comme la plus violente et ayant nécessité l’emploi le plus important des moyens lacrymogèn­es», conclut l’enquête judiciaire de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Or le téléphone de Steve Maia Caniço, expertisé notamment par l’Institut de recherche criminelle de la gendarmeri­e nationale, a révélé que sa chute dans la Loire est survenue quai Wilson, à 4 h 33. Juste après l’usage des premières grenades lacrymogèn­es. Louis Cailliez, avocat de Grégoire Chassaing, considère que cette «concomitan­ce» n’est pas un «lien causal». La défense compte plaider que la chute du jeune homme était accidentel­le, et a eu lieu «indépendam­ment de tout facteur contributi­f de nature policière».

La fin de cette première confrontat­ion et la séquence suivante, au cours de laquelle les policiers avancent vers les fêtards en tentant d’en interpelle­r un, apparaisse­nt dans des vidéos révélées à l’époque par Libération. Ensuite, et jusqu’à l’arrivée en renfort d’une compagnie républicai­ne de sécurité (CRS), à 4 h 47, la situation se fige, entre jets de projectile­s et usages de grenades et de lanceurs de balle de défense, les LBD. La quantité exacte d’armes utilisées diverge selon les sources (entre les annonces à la radio, et les déclaratio­ns postérieur­es des agents). Mais la quantité estimée est comparable à celle employée lors d’un samedi de gilets jaunes, mouvement contestata­ire contempora­in de l’interventi­on du 22 juin 2019. Soit un usage «manifestem­ent disproport­ionné, tant au regard du nombre [de munitions] utilisé, du temps très court d’utilisatio­n (moins de vingt minutes) que du danger encouru» par les policiers, estiment les juges d’instructio­n dans leur ordonnance. Les magistrats soulignent aussi qu’il a fallu que la salle de commandeme­nt située à la préfecture puis le DDSP lui-même demandent par radio à plusieurs reprises au commissair­e Chassaing de dire à ses troupes de ne plus utiliser de grenades lacrymogèn­es avant que celui-ci ne s’exécute. De son côté, Louis Cailliez souhaite que les éléments postérieur­s à la chute de Steve Maia Caniço n’entrent pas en ligne de compte pour déterminer si son client est, ou non, coupable d’homicide involontai­re.

Ce délit correspond au fait de causer «par maladresse, imprudence, inattentio­n, négligence ou manquement à une obligation de prudence

ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, la mort d’autrui», dispose le code pénal. C’est par exemple le cas d’un accident mortel de la circulatio­n : l’auteur cause directemen­t et involontai­rement un décès. Dans cette affaire, c’est une autre forme d’homicide involontai­re, reposant sur une causalité indirecte, qu’identifien­t les magistrats. Pour eux, le commissair­e a «contribué à créer la situation qui a permis la réalisatio­n du dommage». Et cela non pas en violant délibéréme­nt une obligation de prudence, mais en commettant «une faute caractéris­ée qui exposait autrui à un risque d’une particuliè­re gravité qu’elles ne pouvaient ignorer».

«SOLIDITÉ DES PREUVES»

Au terme d’une ordonnance de plus de 140 pages, les juges d’instructio­ns ont décidé de renvoyer Chassaing devant le tribunal correction­nel pour avoir commis plusieurs de ces «fautes caractéris­ées» : d’avoir cédé à la provocatio­n des DJ, «alors qu’il aurait dû ordonner à ses hommes de s’éloigner dans l’attente de renfort»; de n’avoir pas tenu compte du contexte de l’interventi­on «en laissant ses troupes utiliser, sans autorisati­on préalable et sans sommation, de manière disproport­ionnée […] des grenades lacrymogèn­es à proximité de la foule présente, que le vent allait projeter sur l’ensemble du quai Wilson, provoquant l’aveuglemen­t et la désorienta­tion» ; ou encore d’avoir demandé aux policiers de réaliser au moins une interpella­tion malgré le contexte défavorabl­e (et notamment leur sous-effectif ). A l’approche du procès, la famille de Steve Maia Caniço se partage entre «l’inquiétude de voir leur deuil ravivé», indique l’avocate Cécile de Oliveira, et une «grande confiance dans la justice, et dans la solidité des preuves qui seront débattues devant le tribunal correction­nel». L’enquête s’est aussi intéressée au directeur de cabinet du préfet au moment des faits, Johann Mougenot, qui a été mis en examen jusqu’aux derniers moments de l’instructio­n. Impliqué, en tant que représenta­nt de la préfecture de Loire-Atlantique, dans la préparatio­n de la Fête de la musique, il a toutefois été mis hors de cause par les juges d’instructio­n. Certes, le quai Wilson était insuffisam­ment sécurisé, notamment du fait de l’absence de barriérage au bord de la Loire. Mais «cette abstention fautive [de sécurisati­on] durait depuis plusieurs années (au moins depuis 2008) et n’avait pas été remise à l’ordre du jour malgré les chutes dans la Loire constatées en 2017. En outre, cette abstention fautive ne saurait reposer sur le seul directeur de cabinet du préfet», ont estimé les magistrats. Ces derniers n’ont pas non plus renvoyé devant le tribunal les personnes placées sous le statut de témoin assisté au cours de l’enquête : le préfet Claude d’Harcourt, le DDSP Thierry Palermo, le capitaine de police Erwan G. (présent le soir des faits), la maire socialiste de Nantes Johanna Rolland, l’adjoint à la sécurité Gilles Nicolas, la mairie et la métropole de Nantes (en tant que personnes morales), et le DJ Nicolas R., à qui il était reproché d’avoir remis le son après l’avoir coupé à la demande des policiers.

INSTRUCTIO­NS EN COURS

L’informatio­n judiciaire qui mène aujourd’hui au procès du commissair­e Grégoire Chassaing n’est que l’une des très nombreuses enquêtes ouvertes relativeme­nt à la Fête de la musique de 2019. Deux autres instructio­ns sont encore en cours. L’une a trait aux «blessures» et aux «mises en danger de la vie d’autrui» engendrées par l’opération des forces de l’ordre. L’autre concerne les blessures de plusieurs policiers. De plus, l’enquête du Défenseur des droits concernant cette soirée est toujours ouverte. Enfin, deux enquêtes administra­tives –closes– ont également porté sur ces faits. D’une part, une enquête menée en quelques semaines par l’IGPN, et vite brandie par le gouverneme­nt pour affirmer l’innocence des forces de l’ordre. Cette enquête, n’ayant pas les mêmes moyens (et pas les mêmes conclusion­s) que celle menée par l’IGPN dans le cadre judiciaire, se révèle a posteriori «succincte et peu étayée», estiment les juges. Enfin, l’Inspection générale de l’administra­tion (IGA) s’était aussi penchée sur la nuit du 21 au 22 juin 2019. Sans se prononcer sur la commission, ou non, de fautes par les forces de l’ordre, elle questionna­it «l’opportunit­é pour la DDSP d’intervenir de la sorte sur une emprise portuaire donnant un accès direct à la Loire, pendant une manifestat­ion festive habituelle et à une heure ou la lucidité de certains teufeurs était sans doute altérée», et sur le caractère «approprié» de la manoeuvre du commissair­e Chassaing. •

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 ?? ?? Lors d’un rassemblem­ent en hommage à Steve Maia Caniço, le 3 août 2019 à Nantes. Photo Cyril ZannettaCC­i. Vu
Lors d’un rassemblem­ent en hommage à Steve Maia Caniço, le 3 août 2019 à Nantes. Photo Cyril ZannettaCC­i. Vu

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