Libération

La vie des manuscrits Une enquête sensible de Léa Veinstein

- Par Frédérique Roussel

Si le dernier tome de la biographie de Rainer Stach s’achève sur la jeunesse de l’écrivain, J’irai chercher Kafka commence par ses dernières années d’existence quand la maladie gagne du terrain. Au sanatorium de Kierling en Autriche, où il meurt vers midi le 3 juin 1924 à 40 ans, Kafka corrigeait la veille les épreuves de «Josefine la chanteuse», l’histoire d’une souris cantatrice dont la voix faiblit. Il l’avait écrite entre mars et avril, «juste après le diagnostic de la lésion du larynx». Léa Veinstein prend l’écrivain encore en vie, l’incarne privé de voix sous nos yeux, qui communique par feuilles volantes avec une «écriture au bord de la disparitio­n». Elle le rend sensible et présent, comme il l’est pour elle depuis longtemps.

C’est une forme de hantise qui l’habite, celles de l’enfance ont la vie dure. Petite fille, elle était fascinée par une carte postale noir et blanc posée en équilibre sur le bureau de son père. Celle-ci volait au moindre coup de vent. Dessus, elle voyait un homme souriant avec un chapeau. Cette même image se retrouve sur la couverture de son livre près de trente ans après et bien sûr, elle nous est familière. Elle a gagné le même type d’aura que celle de Rimbaud. Mais la petite fille ne savait pas alors qui était l’homme sur l’image et ce qui était écrit derrière. A 9 ans, l’imaginatio­n est sans bornes et Léa Veinstein faisait un cauchemar récurrent, un homme en noir et blanc lui souriait et se mettait à rire. Le jour où elle a su que la carte était vierge en son dos, elle a touché un vide. «C’était à peine une carte postale – ce n’était rien, un fantôme démasqué dont on soulève le drap. Pas le début d’un scintillem­ent ou d’une fusée de couleur : un loupé.» A 20 ans, on lui offrait les quatre tomes de la Pléiade Kafka, et quelques années plus tard, elle soutenait une thèse sur les philosophe­s et Kafka. J’irai chercher Kafka entremêle ce lien intime noué avec l’oeuvre et l’écrivain, et son enquête sur la destinée rocamboles­que des manuscrits «qui étaient interdits au futur et ont traversé un siècle de part en part». Max Brod (qui refuse de respecter la volonté de son ami de les détruire) et sa femme partent précipitam­ment en Palestine en mars 1939 avec une seule valise qui contient tous les papiers de Kafka. Léa Veinstein prend l’avion pour Tel-Aviv après le confinemen­t avec, en soute, ses Pléiades, et sur ses genoux, un guide de Jérusalem et le Dernier Procès de Kafka de Benjamin Balint (la Découverte, 2020). En Israël, on la suit dans ses déambulati­ons, de la rue Spinoza où l’héritière de Max Brod vivait au milieu de cinquante chats à ses entretiens dans les bureaux des avocats des deux parties, celui d’Eva Hoffe et celui de la Bibliothèq­ue nationale. Derrière la silhouette qui l’a marquée enfant, elle a écrit là sa propre partition, larmes comprises. «Fidélité à la fiction, à la littératur­e, à la force qu’elle a dans nos vies, que j’ai décidé d’écouter. Fidélité à Max, qui fut fidèle à Franz. Fidélité à Franz, que nous lisons à contretemp­s.» •

Léa Veinstein J’irai chercher Kafka. Une enquête littéraire

Flammarion, 320 pp., 21 €.

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