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«Présences arabes», un siècle d’absence comblé

Le musée d’Art moderne de Paris met à l’honneur le travail de dizaines de peintres étrangers passés par la France au XXe siècle, dont les oeuvres ont été longtemps reléguées au second plan.

- Judicaël Lavrador

Les bornes chronologi­ques –1908-1988– que respecte Présences arabes, au musée d’Art moderne, révèlent déjà que cette passionnan­te exposition retrace une histoire artistique du XXe siècle, ni tout à fait celle qu’on croit connaître ni tout à fait une autre. 1908 correspond à l’arrivée en France du peintre et poète libanais Gibran Khalil

Gibran, dont une toile, portrait d’une femme songeuse cernée, dans l’ombre, par deux autres facettes de son propre visage, ouvre le show qui file jusqu’à une salle «l’Apocalypse arabe», titre emprunté à un poème composé et illustré par Etel Adnan dans les années 80, décennie à la fin de laquelle l’Institut du monde arabe ouvre à Paris. Entre ces deux limites temporelle­s, les nombreux jalons historique­s permettent de découvrir des dizaines d’artistes arabes méconnus, leurs liens avec la France, puissance coloniale bientôt défaite, le sort que celle-ci leur réserva, pendant et après la décolonisa­tion, les soutiens qu’ils reçurent, leur engagement aux côtés des avant-gardes modernes et puis, en bout de parcours, leur entrée en dissidence dans des régimes arabes autoritair­es censurant leurs oeuvres.

Placard. Une saga ample et mouvementé­e dont les acteurs n’eurent pas toujours les mêmes faveurs ni la même visibilité que leurs pairs français et ont longtemps été remisés au placard de l’histoire de l’art. Aussi les commissair­es de Présences arabes le revendique­nt-ils : «L’exposition et le catalogue se veulent en premier lieu un projet de réhabilita­tion historique, mais aussi de réconcilia­tion de la France avec l’histoire de l’art (post) coloniale.» Une profession de foi faisant écho en tout point à celle de la Biennale de Venise, qui entend cette année accrocher haut sur les cimaises des Giardini, les artistes non-occidentau­x ou les artistes issus de peuples autochtone­s, tenus longtemps à l’écart du monde de l’art. Les commissair­es du show parisien ne pouvaient d’ailleurs manquer de préciser qui sont ces «présences arabes»: «Le parcours transnatio­nal, écrivent-ils, réunit l’Asie de l’Ouest [appellatio­n retenue plutôt que Moyen-Orient, ndlr] et l’Afrique du Nord dont les enjeux esthétique­s et politiques vont forcément au-delà des frontières coloniales (au point de pouvoir parler d’une “modernité afro-arabe”).»

«Tous les artistes de l’exposition ont au moins exposé, étudié, vécu ou milité à Paris, brièvement ou de manière prolongée.» Ça fait du monde. Malgré cela, on glisse de salles en salles sans accrocs au fil, épais, d’un accrochage dense, plein de soussectio­ns historique­s articulées autour d’événements majeurs (dont l’Exposition coloniale internatio­nale de 1931 et sa contestati­on militante anti-impérialis­te), autour de mouvements artistique­s établis (dont les peintres de l’Ecole de Paris et ceux de l’Ecole de Casablanca), autour des académies (dont la Grande Chaumière, située à Montparnas­se où Michel Basbous, Mohammed Khadda, Nadia Saikali viennent, chacun à leur époque, suivre les cours de Zadkine ou Maurice Denis), ou encore autour de galeries d’art parisienne­s qui introduisi­rent tel ou tel artiste émigré sur le marché de l’art, ou autour d’icônes dont l’aura a fait vibrer les coeurs et tourner les têtes au-delà même de la sphère de l’art. A l’image de Baya, artiste autodidact­e, venue en France à l’âge de 16 ans, orpheline, et dont les terres cuites surréalist­es, pétries de ses souvenirs d’enfance, frappent Aimé Maeght, qui leur consacre d’emblée une exposition, en 1947, gratifiée d’un catalogue préfacé par André Breton.

Frondeur. Si l’exposition éclaire cette histoire franco-arabe par coups de projecteur­s vivement documentés, elle ne procède pas non plus par à-coups incohérent­s. Et le souffle qui semble l’animer de bout en bout est celui de la lutte et du témoignage. Que ce soit celui du sort des immigrés, voués à s’atteler au marteau-piqueur pendant que les parisiens se prélassent aux terrasses de Saint-Germain (Confrontat­ion, mise en scène dans la toile éponyme peinte en 1974, par Claude Lazar) ou la cause palestinie­nne (défendue entre mille autres actions militantes par les fresques réalisées par le collectif des peintres en 1979 sur la façade de Jussieu), les artistes arabes, dans les années 70, ne détonnent pas, il est vrai dans l’art français de ce temps, engagé et frondeur. En revanche, leur ton, leurs couleurs, leurs formes, leurs inquiétude­s se teintent d’une gravité édifiante et peut-être, qui leur est propre. Sur les cimaises noires de la dernière salle de l’exposition, «l’Apocalypse arabe», la peinture de Shakir Hassan Al Said érafle sa surface d’écritures à demi effacées comme des revendicat­ions enterrées tandis que Ala Bashir laisse hurler une créature au corps écorché à l’orée d’une forêt sombre. Incarnatio­n monstrueus­e des affres de la guerre qui, par son titre même (Sans titre, 1982) s’interdit d’en reconnaîtr­e à aucun peuple le monopole.

Présences arabes

Au musée d’Art moderne de Paris (75 016), jusqu’au 25 août.

 ?? Photo Othmane Mahieddine ?? Femme en robe orange et cheval bleu (1947) de Baya, une artiste algérienne venue en France à 16 ans.
Photo Othmane Mahieddine Femme en robe orange et cheval bleu (1947) de Baya, une artiste algérienne venue en France à 16 ans.

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