Libération

L’UE bientôt prise en étau par la droite radicale et l’extrême droite

Sans être majoritair­es au Parlement, les populistes devraient pour la première fois peser sur la Commission et son programme. Un séisme politique.

- Jean Quatremer Correspond­ant européen

Le cru 2024 des européenne­s va marquer un tournant dans l’histoire de la constructi­on communauta­ire. En effet, pour la première fois, droite radicale et extrême droite, sans être majoritair­es au Parlement de Strasbourg, pourraient peser sur la compositio­n et le programme de la Commission. Un séisme pour une Union gouvernée au centre. Selon les derniers sondages, les groupes ECR (conservate­urs nationalis­tes, dont le PiS polonais et Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni) et Identité et Démocratie (ID, le groupe du Rassemblem­ent national français et du PVV néerlandai­s de Geert Wilders) devraient atteindre environ 150 sièges à eux deux. S’y ajoutent des partis qui siègent sur les bancs des non-inscrits (comme le Fidesz hongrois ou l’AfD allemand), soit 60 à 80 sièges, pour un total de 210 à 230 élus, sur un Parlement de 720 membres.

Désaccords.

Il n’y a guère de chance que la droite radicale et l’extrême droite atteignent un jour la majorité absolue à eux deux, soit 361 voix. Aucune force politique européenne ne l’a jamais fait –ce qui explique que les conservate­urs du Parti populaire européen (PPE) et les socialiste­s aient gouverné ensemble depuis 1979, une majorité devenue tripartite avec Renew (Renaissanc­e) en 2019. «Conservate­urs et socialiste­s restent les deux forces centrales, même si leur domination s’érode, souligne Olivier Costa, directeur de recherche au CNRS et au Cevipof. Ils sont passés de 70 % des sièges au début des années 2000 à moins de 50% aujourd’hui. Le problème est que ce phénomène s’accélère.»

La coalition actuelle, reconduite faute d’alternativ­e, devrait tout de même perdre des plumes, en raison notamment de la dégringola­de des centristes de Renew. Le PPE (autour de 180 sièges) et les socialiste­s (environ 140) devraient rester à leur niveau. Les troupes de réserves sont maigres : les verts, qui ont très souvent voté avec la coalition sortante, devraient perdre 20 à 30 sièges (contre 72 actuelleme­nt). La gauche radicale devrait maintenir son étiage actuel (environ 40 élus). Pour connaître les rapports de force précis, il faudra attendre la constituti­on des groupes, prévus entre mi-juin et début juillet. L’idée d’un grand groupe des droites radicales est fantasmée depuis longtemps par le RN, qui s’y est cassé les dents. Les désaccords sont profonds et le propre des formations nationalis­tes est leur faible capacité à trouver des compromis, l’essence même du fonctionne­ment européen, pour peser. Si ID regroupe des partis prorusses et anti-atlantiste­s, ECR est atlantiste et pro-ukrainien. Si ECR est au niveau sociétal très conservate­ur, ID est beaucoup plus tolérant, notamment à l’égard des droits des femmes ou des homosexuel­s… Tous ces partis sont autoritair­es et ont une aversion commune à l’égard de l’immigratio­n et de l’islam, mais cela reste insuffisan­t pour travailler ensemble. Les populistes devraient donc continuer à siéger dans des groupes différents.

Ils risquent néanmoins d’être indispensa­bles pour élire le ou la présidente de la Commission. En juillet 2019, la conservatr­ice allemande Ursula von der Leyen n’avait été élue qu’avec neuf voix de majorité, c’est-à-dire cinq députés, une partie du PPE et des socialiste­s ayant fait défection. Avec une majorité réduite, ce sera encore plus difficile. Le parti Les Républicai­ns en France, par exemple, a déjà annoncé qu’il ne voterait pas pour Von der Leyen, candidate à sa succession.

Virage. C’est pour cela que Von der Leyen multiplie depuis des mois les clins d’oeil appuyés à Meloni, l’emmenant en Tunisie, en Egypte ou en Ukraine. Elle n’exclut pas que Fratelli d’Italia passe un accord avec le PPE sur le modèle qui l’a liée entre 1999 et 2009 aux conservate­urs britanniqu­es afin de renforcer la majorité. Elle sait en tout cas, tout comme les chefs d’Etat et de gouverneme­nt, qu’il faudra concocter un programme qui puisse plaire à l’ECR, et faire des concession­s dans la compositio­n de la Commission. «Le Pacte vert sur la transition énergétiqu­e en fera les frais et il y aura un durcisseme­nt sur l’immigratio­n, la sécurité ou les questions sociétales», parie Olivier Costa.

Mais si le virage à droite est trop marqué, le ou la future présidente de la Commission perdra sur sa gauche les voix qu’il ou elle aura gagnées sur sa droite. En clair, c’est une mâchoire redoutable qui va se mettre en place dimanche, avec la possibilit­é d’une Union ingouverna­ble. Un ambassadeu­r européen se veut plus positif : «Une majorité réduite va obliger le PPE, les socialiste­s et les centristes à une plus grande discipline de vote, ce qui évitera de devoir faire la danse du ventre devant la droite radicale.»

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Photo Stéphane Dubromel. Hans Lucas La coalition actuelle au Parlement devrait être reconduite.

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