A Toulouse, Alain Guiraudie fait le Nouveau Printemps
Artiste associé de l’édition 2024 du festival d’art contemporain, le cinéaste du désir a concocté avec enthousiasme une programmation un peu trop dans les clous.
On peut toucher? Dans les musées, c’est l’interdit ultime et même probablement la pierre angulaire sur laquelle repose une partie du contrat de l’art avec ses regardeurs. Mais venant d’Alain Guiraudie, cinéaste du désir, filmant la jouissance des corps autant que leurs empêchements dans une superposition orgiaque des sexes et des visages, la question ne surprend pas vraiment. Joueur, il en fera d’ailleurs un running gag tout au long de la visite du parcours du Nouveau Printemps, festival toulousain dont il est cette année le directeur artistique invité. «C’est une question que j’aime bien poser aux sculpteurs», confirme le commissaire improvisé. Et même à l’inatteignable antenne customisée par l’artiste Mimosa Echard sur le toit du parking des Carmes, une épine qui à la tombée de la nuit s’augmente d’écrans LED sur lesquels elle organise une gigantesque fuite de données (en l’occurrence les siennes, avec une compilation très abstraite de vidéos tirées de son propre téléphone), Alain Guiraudie aimerait bien, encore et toujours, pouvoir toucher. Alors qu’est-ce qu’il cherche à toucher du doigt, cet artiste associé pas tout à fait comme les autres ?
Frais comme un gardon, comme s’il ne sortait pas tout droit du programme essorage du Festival de Cannes où il présentait son dernier film, Miséricorde ; comme s’il ne venait pas non plus de mettre un point probablement pas final à son dernier pavé édité chez P.O.L, Pour les siècles des siècles, Guiraudie est là, souriant, en bras de chemise, blaguant avec les artistes. Mais en réalité, il semblerait qu’il ne fait pas vraiment le mariole. Un peu intimidé par «l’art contemporain», s’estimant «pas très légitime», il en a d’abord profité pour se reposer cette question valable entre toutes les disciplines : «A quoi sert l’art, ce truc parfaitement inutile qui nous est si nécessaire ?» A se situer entre «des lendemains à la fois très certains et très incertains», entrevoit Guiraudie. Et peut-être même: «Ouvrir des horizons, nous amener faire un tour du côté de l’utopie» même si ses derniers westerns ruraux finissaient dans la plaine. Loin des Indiens.
«Grande aventure». Ici, comme il s’avançait en territoire inconnu, il s’est volontiers laissé guider, acceptant les rencontres que des mieux informés que lui soufflaient à son oreille, ou réactivant quelques vieux réseaux, grâce à une exposition de ses photographies au Consortium de Dijon ou à son passage à l’école d’art du Fresnoy. Parfois, mais on comprend que ce fut rare, c’est lui qui prit l’initiative de rencontrer tel ou tel artiste, comme ce fut le cas avec Neïl Beloufa dont l’univers techno semble à mille lieues de celui, charnel et terrien, de Guiraudie. Ensemble, ils ont compulsé l’ensemble des films, livres et photographies de l’Aveyronnais pour nourrir une intelligence artificielle. «Ce qui m’intéresse c’est de voir jusqu’où ça peut partir. J’ai l’impression de me lancer dans une nouvelle grande aventure», s’enthousiasme Guiraudie devant l’une des deux bagnoles qui abrite le dispositif de retransmission d’une vidéo générée par l’IA. La programmation qui en découle est le fruit de cette lente décoction, qu’on aurait aimé plus décantée. Car pour ce Nouveau Printemps, qui teste depuis deux éditions une formule plus resserrée, avec un artiste associé comme au théâtre (la designeuse Matali Crasset l’an passé) et un projet circonscrit géographiquement (cette année, les chics quartiers des Carmes et Saint-Etienne), Alain Guiraudie donne bel et bien dans l’art contemporain là où on aurait espéré plus de sorties de route. Et c’est bien parce qu’on aime Alain Guiraudie qu’on aurait voulu qu’il envoie davantage balader, aussi sûrement qu’il le fait dans ses livres ou ses films, la doctrine, formelle mais aussi politique, qui parfois cadenasse le champ de l’art. Le cinéaste le fait à deux endroits au moins : dans la crypte archéologique du palais de justice où il présente une formidable historienne, Karelle Ménine, qui revisite les «sacs à procès» (dans lesquels on glissait les pièces à conviction) et autres «placards», ces ancêtres des réseaux sociaux, de l’ordre des Capitouls. Et dans un autre registre, au Musée des arts précieux où le dessinateur compulsif Tom de Pékin, qui signa l’affiche de l’Inconnu du lac, prend possession des lieux, au propre comme au figuré. Plus habitué au backstage du Cabaret secret qu’aux cimaises de musée, Tom de Pékin en met partout, glissant à côté d’une grande robe de pénitencier du XVIIIe siècle ses pastorales classiques rehaussées de scènes érotiques. «Je voulais associer à une sexualité SM, et donc consentie, des peintures du Louvre», commente l’artiste face à sa série des «Poussinades», réjouissantes promenades muséales sous le signe de Poussin. «Zadistes masqués». Or dans le même musée, comme un signe des hésitations du commissaire, on trouve une autre exposition au ton radicalement différent. Alain Guiraudie a eu le bon goût de la confier à la commissaire d’exposition Stéphanie Moisdon, qui maîtrise suffisamment les codes de l’art contemporain pour s’en émanciper un peu, remplaçant par exemple tout effort scénographique par un autre liant moins conventionnel : une bandeson signée Julien Perez. Autour d’une petite photo montrant «deux zadistes masqués tenant dans leur bras un agneau, un cliché qu’Alain Guiraudie m’avait envoyé et qui m’a servi de guide», elle articule les oeuvres burlesques et politiques de Renaud Jerez, Matthew Lutz-Kinoy, Mathis Altmann ou Loucia Carlier, un mini-diorama dans lequel elle met en scène une communauté de téléopérateurs endormis, «une forme de résistance contre l’entreprise». On reconnaît tout Guiraudie dans ce cliché : la ZAD, le carnaval, la rédemption ou le sacrifice, manque seulement le sexe. Et on se dit, au fond, que c’est là ce qu’on attendait du guide Guiraudie : une mise au pot d’images tremplins pour un imaginaire collectif.
Le Nouveau Printemps Jusqu’au 30 juin à Toulouse (quartiers des Carmes et SaintEtienne).