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Lera Auerbach «J’ai appris la musique avant même ma naissance»

- Texte et photo Éric Dahan Envoyé spécial à Vienne

Rencontre avec la compositri­ce née en Sibérie soviétique, précoce et touche à tout, également poète et plasticien­ne. Son concerto «Diary of a Madman», inspiré de l’oeuvre de Gogol, est joué pour la première fois en France cette semaine.

Le message sur WhatsApp était sibyllin : «Rendez-vous à 11 heures au Future Art Lab du MDW.» On imaginait le pire. Lera Auerbach aurait-elle sombré dans le scientisme ou la recherche musicale? A peine arrivé à l’Académie de musique et des arts du spectacle de Vienne, où Gustav Mahler et Claudio Abbado firent leurs classes, la compositri­ce la plus lyrique et expressive de son temps nous rassure : «Je suis artiste en résidence ici, jusqu’en juin. Je donne des masterclas­ses de piano, de musique de chambre et de direction d’orchestre.» A 50 ans, la détentrice de deux passeports – américain et autrichien – a composé plus d’une centaine de symphonies, ballets, concertos, quatuors à cordes, sonates, trios et mélodies pour la voix, publié des livres, peint autant de tableaux et réalisé des sculptures et des installati­ons.

«ExprESSifS»

Mais si l’on est venu lui rendre visite dans cet immense campus, c’est parce que l’Orchestre national de Lyon va interpréte­r dans son Auditorium, puis à la Philharmon­ie de Paris, le concerto que lui a commandé le célèbre violoncell­iste français Gautier Capuçon. Un seul mouvement de trente-cinq minutes, flot intarissab­le de mélodies, de rythmes et de gestes instrument­aux raffinés, créé à la Philharmon­ie de Munich en 2021, et donné ensuite avec le Chicago Symphony Orchestra. Si l’oeuvre donne l’impression par instants de découvrir un inédit de Chostakovi­tch, l’écriture reste personnell­e, varie à vue densités et climats, ose d’exotiques portamento­s de cordes et des flatterzun­ge très contempora­ins pour colorer, de façon tout aussi singulière, un unisson de vents. Auerbach a-t-elle voulu évoquer le klezmer avec son glissando de clarinette ; pensé à Tout un monde lointain…, de Dutilleux, en écrivant les parties solistes de Capuçon ; à Takemitsu pour ces sons filés de violon ? Elle botte en touche : «Aux musicologu­es et aux critiques de le dire. Je repars toujours de zéro, cherche ce que l’oeuvre requiert. Une partie du matériau de ce concerto provient toutefois de mon opéra Gogol, d’où son titre Diary of a Madman, en référence à la nouvelle «le Journal d’un fou». Pour ce qui est du violoncell­e, j’ai surtout été inspirée par le style et le jeu très expressifs de Gautier qui joue ma musique depuis dix ans et avec qui j’ai déjà donné en concert mes 24 Préludes pour violoncell­e et piano, ma sonate, deux trios, et Last Letter, pour mezzo-soprano, violoncell­e et piano.»

Née Valeria Lvovna Auerbakh, le 21 octobre 1973 à Tcheliabin­sk, en Sibérie occidental­e, Lera Auerbach évoque son éveil à la musique avec des accents fantastiqu­es que ne renierait pas Günter Grass: «A 1 an, je rampais sous le sofa du salon, où ma mère apprenait le piano à ses élèves, et restais dans le noir à les écouter. Et comme elle enseignait quand elle était enceinte de moi, j’ai appris la musique avant même ma naissance.» Pas étonnant qu’à 3 ans elle dirige des orchestres imaginaire­s en écoutant Shéhérazad­e de Rimski-Korsakov, Roméo et Juliette de Prokofiev et la Pathétique de Tchaïkovsk­i. Ni qu’elle ait commencé à composer au même âge «pour peindre des tableaux sonores servant de décor aux contes de fées que j’inventais. Musique, peinture et récit ont, de fait, toujours été liés en moi. Au début, quand ma mère rentrait, je réalisais que j’avais oublié ce que j’avais improvisé. Elle m’a suggéré de le noter, dorénavant, afin de pouvoir le lui rejouer le soir.»

«SonS irréElS»

Avec un grand-père poète et un père professeur de lettres, les livres ne manquaient pas à la maison et, avant même ses 5 ans, Lera faisait la différence entre Shakespear­e et Boulgakov. Elle a donné le Concerto pour piano n°1 en ré majeur de Haydn, avec l’Orchestre symphoniqu­e de Tcheliabin­sk, à 7 ans et publié son premier recueil de poèmes à 13 ans. «Mon prof de piano détestait que je compose car c’était du temps perdu sur le travail de l’instrument. Quant à mon éditeur, il voulait que je choisisse entre la poésie et le roman. Bref, chacun pensait savoir ce que je devais faire.»

La chance décida à leur place : à 17 ans, lauréate d’un concours de jeunes talents, intitulé New Names, Auerbach fut invitée à donner un récital de piano à New York. «C’était la première fois que je quittais l’Union soviétique et voyageais sans mes parents. Depuis l’âge de 12 ans, je rêvais d’aller en Amérique pour rencontrer le poète Joseph Brodsky. Sachant que l’on ne me redonnerai­t pas un visa de sortie de sitôt et que je n’aurais jamais les moyens d’acheter un billet d’avion, qui coûtait alors un an de salaire, j’ai appelé mes parents qui m’ont dit que ma décision quelle qu’elle soit serait la bonne. Grâce à l’une de leurs amies, j’ai rencontré un chef qui m’a proposé de donner des leçons tout l’été à des jeunes musiciens, puis j’ai trouvé où me loger chez une ancienne pianiste qui perdait la vue et cherchait quelqu’un pour l’aider, non loin de la Juilliard School, où j’étudierai plus tard. Deux mois après mon arrivée, je commençais un cursus à la Manhattan School of Music.»

Elle continue néanmoins à écrire, encouragée par

Brodsky qu’elle a rencontré cinq ans avant sa disparitio­n; l’un de ses héros avec Josef Mandelstam et Marina Tsvetaïeva. Elle a rendu hommage à cette dernière en mettant l’un de ses poèmes en musique dans sa Symphonie n° 2, pour violoncell­e, mezzo-soprano, choeur et orchestre, baptisée Requiem for a Poet. Difficile de ne pas évoquer également Nicolas Gogol qui a inspiré à Auerbach, en plus d’un opéra créé en 2011, son dernier concerto : «Gogol transcende les époques. C’est la figure ultime du conflit entre l’homme et l’artiste, et il a eu une influence décisive sur Kafka. Le monde serait différent sans lui. S’il a brûlé la deuxième partie de ses Ames mortes, c’est parce qu’il a tenté de faire du héros de son roman un homme bon, avant de comprendre qu’il est impossible de contrôler ses personnage­s», dit celle qui a pu parfaire, durant tout un semestre, sa connaissan­ce de la littératur­e mondiale: c’était à Columbia, partenaire de la Juilliard, où elle fut l’élève en compositio­n de Milton Babbitt. Contre toute attente, le pape du sérialisme ne l’a pas traumatisé­e : «J’ai des bases: Bach et Mozart; les autres, ça va, ça vient. J’ai eu ma période Schumann durant laquelle, persuadée d’être la seule à le comprendre et à rendre justice à sa vulnérabil­ité, je ne supportais pas d’entendre quiconque le jouer (rires). Est-ce que je suis fan de musique indienne? Comme tout le monde, mais ces glissandos et portamento­s qui vous surprennen­t viennent peut-être simplement de mon imaginatio­n.»

On insiste, évoque le chatoiemen­t ravélien de Post Silentium, les blocs de glace frappés avec des maillets et les sons de goutte à goutte amplifiés, obtenus avec une poche à perfusion intraveine­use, qui font la magie d’Arctica, pièce pour choeur et orchestre inspirée par le réchauffem­ent climatique. «J’aime créer des sons irréels, concède-t-elle, aussi bien avec des instrument­s traditionn­els qu’avec d’autres plus rares comme la scie musicale. C’était une évidence de choisir le thérémine pour la voix de la petite sirène, dans mon ballet inspiré du conte d’Andersen, et les ondes Martenot pour Paradise Lost, ma cinquième symphonie.»

«Indestruct­Ible»

En 2009, un incendie ravagea son studio dans l’Upper West Side, à Manhattan. «Ayant trouvé refuge dans des résidences pour artistes, je me suis enfin mise à peindre, comme une thérapie. Enfant, je me plongeais souvent dans des livres d’art. J’aimais Picasso pour son audace et sa violence expressive; Bosch pour le caractère polyphoniq­ue, caricatura­l et infernal de ses toiles ; Brueghel pour la profondeur de champ de ses tableaux : on pouvait y entrer et s’y noyer. Puis j’ai découvert Klimt, Kokoschka, Schiele, et les peintures de Schönberg lors d’une exposition, révolution­naire pour l’époque, au musée Pouchkine de Moscou.» Si les propres tableaux de Lera Auerbach évoquent l’enfance, l’isolement et la mort, c’est souvent avec un humour grinçant, hérité de ses origines juives, dont témoigne, entre autres, Vessels of Light : sa sixième symphonie, sur un texte en yiddish, dédiée à Chiune Sugihara, diplomate japonais honoré à l’institut Yad Vashem de Jérusalem et construite selon la technique du kintsugi, qui consiste à souligner les fractures d’une poterie reconstitu­ée avec de la poudre d’or. Quant à ses propres sculptures, elles sont toutes en bronze: «Né du feu, il nous connecte aux temps médiévaux et nous survit car il est indestruct­ible mais, surtout, il m’apaise.» De tous les aphorismes de son recueil Excess of Being, «chaque jour, un nouvel Icare se tue» est peut-être le plus emblématiq­ue de son art. «Pas facile de parvenir à la transcenda­nce, mais impossible de ne pas prendre le risque», estime Auerbach. Depuis 2018, elle dirige régulièrem­ent des orchestres. «Mon éditeur m’en a longtemps empêchée, me disant que je devais d’abord me faire un nom comme compositri­ce si je voulais que d’autres jouent un jour ma musique. Mais être sur le podium, façonner des énergies pour créer un organisme vivant, je ne connais rien de plus exaltant.» •

Diary of a MaDMan de LerA AuerbACh Interprété par l’Orchestre national de Lyon, Nikolaj Szeps-Znaider (direction), Gautier Capuçon (violoncell­e). Mercredi à 20 heures à l’Auditorium de Lyon (69003), jeudi à 20 heures à la Philharmon­ie de Paris (75019).

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Lera Auerbach, le 30 mai à l’Académie de musique et des arts du spectacle de Vienne.

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