A Lyon, une unité mobile pour «faire du lien» hors de l’hôpital
Alors que l’Assemblée nationale poursuit cette semaine l’examen du projet de loi sur la fin de vie, «Libération» a suivi une équipe extrahospitalière des Hospices civils de Lyon, qui amène les soins palliatifs jusqu’au domicile des patients.
L’homme est alité. Son long corps émacié modèle la couverture. Au mur, il y a des dessins d’enfants. Sur la commode, quelques photos en noir et blanc. Et de petits objets disposés avec précaution. Ceux qui, seuls, subsistent une fois soldés les meubles trop imposants pour la chambre d’Ehpad. Des instantanés et des fétiches d’un temps révolu, quand le monsieur était fringant. «Est-ce qu’il y a des choses qui sont difficiles et des choses qui vont bien en ce moment ?» questionne Hélène Roux. Le patient dodeline de la tête face à la psychologue. «J’ai l’impression que vous luttez contre la sieste, dit en souriant la médecin généraliste Sophie Munier. Est-ce qu’il y a des douleurs dans le corps, le pied ? Est-ce que je peux soulever les draps pour le voir ? Pardon, j’ai les mains un peu froides.» Elle regarde rapidement puis rabat le tissu blanc. Et continue d’interroger l’octogénaire, qui répond par monosyllabes. Diagnostiqué bipolaire il y a une dizaine d’années, le patient est atteint d’une myocardiopathie et d’ostéoporose. «On est là pour s’assurer qu’on fait des soins qui correspondent à ce dont vous avez besoin. Aller à l’hôpital, ce n’est pas quelque chose que vous appréciez, on le sait. Notre objectif, ce serait que vous restiez ici le plus longtemps possible, sans faire des choses qui ne sont pas nécessaires.» La réaction de l’homme fuse depuis l’oreiller, étonnamment claire: «100% d’accord.» Keren Danaila, médecin coordinatrice de l’Ehpad où il vit depuis deux ans, dans le VIIe arrondissement de Lyon, avait averti avant la rencontre : «Je sais qu’il va se dégrader, c’est important de prendre son avis avant.» Sophie Munier, après coup : «Il faudrait rencontrer la famille, l’amener à se dire qu’on sera moins dans la recherche de pathologies, on est toutes d’accord pour lui éviter des allers-retours à l’hôpital.»
«TOMBER LES BARRIÈRES»
«Cheminer», «ajuster» : ces mots reviennent dans le discours de celle qui, en visite, ne porte jamais de blouse blanche. «Ça enlève le côté médical, ça fait tomber les barrières, pour qu’il n’y ait pas de retenue dans la parole», considère Chrystel Pluviaux, infirmière. Avec Sophie Munier et Hélène Roux, elles forment l’une des deux équipes mobiles extrahospitalières de soins palliatifs des Hospices civils de Lyon (HCL). Elles travaillent en binôme, par roulements, et se partagent avec une autre équipe de trois soignants les demandes adressées à l’hôpital dans toute la métropole de Lyon (1,4 million d’habitants). Nombre de leurs patients, dépendants, vivent dans des établissements médico-sociaux, des Ehpad ou des foyers, leur ultime domicile. D’autres se maintiennent chez eux, grâce à la présence d’aidants –proches et personnels paramédicaux. Comme la grande majorité des Français, ces femmes et ces hommes veulent finir leur vie à la maison, paisiblement. Mais la réalité est rarement aussi simple.
Quand on ne peut pas ou plus guérir, les soins palliatifs prennent le relais. En théorie. Un rapport de la Cour des comptes a estimé en juillet 2023 que les besoins «ne seraient couverts qu’à hauteur de 50%» sur notre territoire. A ce jour, 21 départements sont encore dépourvus d’unités de soins palliatifs. A la fois prolongement et contrepoint des soins curatifs, cette spécialité autant méconnue que sous-dotée se consacre à la prise en charge de la douleur et au soutien psychologique du malade et de ses proches. Pionnière car ouverte dès 1988, l’unité de l’hôpital Lyon-Sud des HCL a dû attendre trente ans pour s’affranchir de ses murs aseptisés. En 2019, l’agence régionale de santé a fini par financer la création d’une équipe extrahospitalière. «Ça nous a ouverts sur la vraie vie des personnes, on a pu faire du lien hors d’ici, salue la professeure Elise Perceau-Chambard, médecin cheffe du service. Ça vient renforcer une approche holistique et personnalisée, ça permet d’anticiper les hospitalisations et d’éviter les passages aux urgences.»
Sophie Munier, Chrystel Pluviaux et Hélène Roux auscultent peu leurs patients. Elles leur parlent, les écoutent surtout. Dialogue attentif, regard avisé. Leur priorité: «Evaluer.» Lire sur un visage les signes de la douleur, de l’inconfort, veiller les doutes, les volontés et leurs
variations. Il y a l’état et l’état d’esprit. Le corps malade. La psyché. Et l’entourage, la famille, avec ses propres tourments. Le trio intervient auprès de personnes atteintes de maladies graves et évolutives : cancers, pathologies neurodégénératives ou chroniques, insuffisances cardiaques et rénales… Hormis le ressenti du patient, l’observation de son faciès est une clé surprenante de leur discipline. «Cette attention portée va permettre de définir si c’est de la douleur physique, de l’appréhension, de l’angoisse ou une combinaison des trois, on va s’intéresser à la vie autour, pour être au plus proche de ce qu’il souhaite, pour qu’il s’y retrouve», explique Chrystel Pluviaux.
«NE PAS TOUT FIGER»
Reste une question à laquelle elles ne répondent jamais : «J’en ai pour combien de temps ? Quand est-ce que je vais mourir ? On nous le demande souvent, constate Sophie Munier. On ne sait pas, on ne peut rien affirmer, on se tromperait en donnant un chiffre.» Ce jeudi de mai, il faut rouler une demi-heure pour rallier un village à l’ouest de Lyon. Une dame de 88 ans attend sur la terrasse, entourée de ses deux enfants. Une récente hospitalisation pour une affection pulmonaire a décelé un cancer du système lymphatique. Elle respire et parle avec difficulté. «Il faut agir pour que vous vous sentiez mieux mais sans que ce soit trop invasif», avance Chrystel Pluviaux. «Elle ne veut pas du tout d’acharnement», intervient sa fille, qui dit aussi son besoin «de [se] projeter», après plusieurs jours difficiles à assister aux souffrances de sa mère. «Pour l’instant, on ne sait pas comment va évoluer votre maman, mais vous aussi, les aidants, il ne faut pas non plus vous épuiser», explique doucement l’infirmière.
Puis elle se tourne vers la patiente: «Aujourd’hui, vous êtes encore dans la vie, il ne faut pas tout figer, on va faire en fonction de vous, ça vous peine de voir que ça devient difficile ?» L’aînée opine. La tension se relâche un instant, dévoilant la détresse qui étreint la famille. Une hospitalisation à domicile va être mise en place sous quelques jours. «Toutes les fins de vie ne nécessitent pas forcément notre expertise mais dès lors qu’il y a des symptômes complexes, une souffrance psychique, on essaie de sensibiliser les autres équipes de soignants qui interviennent à l’évaluation et à la prise en charge de la douleur, de l’anxiété, et au dialogue avec l’entourage», dit Sophie Munier. Une certitude : «Plus on connaît les patients tôt, mieux c’est», souligne Chrystel Pluviaux. Car l’arrêt des soins curatifs «peut être vécu comme un abandon», observe Sophie Munier. Et les soins palliatifs «font encore peur», parce qu’ils abolissent l’espoir d’une guérison. «Dans l’imaginaire, ça ne peut être qu’un suivi court, pour la toute fin de vie, or on fait aussi des accompagnements plus longs.»
Cette fluctuation temporelle leste les débats sur le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie, examiné jusqu’au 18 juin à l’Assemblée nationale. Tout le monde espère une fin digne; personne n’a envie d’avoir mal, d’être mal, ni de faire mal ou de mal faire. Dans le serment d’Hippocrate, ces phrases se suivent : «Je ne prolongerai pas abusivement les. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément.» Entre les deux, l’interstice est flottant et en pratique, les médecins naviguent à vue. Légaliser le suicide assisté ou l’euthanasie – termes soigneusement évités par le gouvernement – reviendrait à figer un décompte auquel la profession se dérobe d’ordinaire. Face aux polémiques, Sophie Munier reconnaît se sentir «perdue en tant que médecin» et «pas du tout certaine» de son positionnement. Après chaque visite, de retour dans son bureau, elle fait le lien avec la famille et rédige un compte rendu de la rencontre avec le patient. Comme le carnet de bord, pas seulement administratif, d’une vie qui décélère.
«ESSAYER DE COMPRENDRE»
La généraliste a déjà été «confrontée à des demandes de patients d’aide active à mourir». Mais «des fois, on n’a aucun accès pour désamorcer ces situations». Ce que permet la loi Claeys-Leonetti de 2016 – «une sédation profonde et continue», «associée à une analgésie», jusqu’au décès – ne suffit pas toujours. L’actuel projet de loi se compose de deux pans. Le premier fait consensus : le développement des soins palliatifs, à qui l’exécutif a promis de consacrer une stratégie décennale, avec un budget à terme de 2,7 milliards d’euros par an. Le second, sur lequel les députés vont ferrailler cette semaine, concerne l’aide active à mourir en cas de «souffrances physiques et psychiques réfractaires». Le sujet reste incandescent, attisé par des préoccupations éthiques, morales et spirituelles.
«La majorité du monde des soins palliatifs est fermée» à ce projet de loi, «mais je ne me sens pas appartenir à ce moule», explique Sophie Munier. Pour autant, la généraliste «partage une crainte par rapport au côté pratique» du futur texte. Les unités palliatives, spécialistes cliniques de l’agonie, redoutent le rôle qui pourrait leur être attribué. «Au sein des équipes, il y a beaucoup de réticence à envisager d’effectuer» le geste létal: «Ce serait nous? D’autres professionnels? Dans notre service ou un autre ? interroge Sophie Munier. Si c’est nous, ça concernera des personnes qu’on a suivies ou d’autres qu’on n’a pas connues ?» Elise Perceau-Chambard craint quant à elle les «glissements» auxquels pourraient aboutir les échanges parlementaires et «espère qu’il y a aura des garde-fous». «Ce que nous font vivre nos patients, c’est la complexité, dit-elle. Le souhait de mort que formule une personne cache plein de choses qu’on peut essayer de comprendre en prenant le temps.» •