Libération

«La montagne, c’est la possibilit­é de changer d’espace-temps»

Rencontre Balade avec l’écrivaine Clara Arnaud au coeur des Pyrénées ariégeoise­s, pays des ours et sujet de son troisième roman.

- FRANÇOIS CARREL ENVOYÉ SPÉCIAL DANS LE COUSERANS (ARIÈGE) PHOTOS MATTHIEU RONDEL

Trabiet Dessus, hameau accroché à la pente et cerné par la forêt, se cache tout au fond d’une étroite vallée du Couserans, au coeur des Pyrénées ariégeoise­s, pays des ours. La route s’arrête là, à 1 000 mètres d’altitude, sous le pic des Trois-Seigneurs. On remonte l’étroite ruelle pavée qui serpente entre les maisons de pierre et quelques énormes blocs rocheux couverts de mousse, tombés d’on ne sait où. Le grondement de l’Arac, le torrent en contrebas, se mêle au vacarme du chant d’innombrabl­es oiseaux.

En haut du village, Clara Arnaud nous accueille dans son «refuge», une rustique maison du XIXe siècle. Sous un toit de lauzes d’un autre temps, trois pièces dans leur jus, un séjour-cuisine à la grande table couverte de livres, une chambre et son minuscule bureau devant la fenêtre, ouverte sur la vallée et le versant d’en face. C’est ici que la romancière de 38 ans a écrit Et vous passerez comme des vents fous, son troisième et superbe roman, paru en août chez Actes Sud. Cette histoire contempora­ine d’ours, d’éthologues et de bergers a déjà ravi des dizaines de milliers de lecteurs et accumule les prix littéraire­s. Clara Arnaud a choisi cette demeure pour son isolement: c’est «une maison-cocon, aux murs très épais, cernée dehors de versants très raides, couverts d’une végétation épaisse, voire exubérante, où prolifèren­t les fleurs et les oiseaux. Cela peut s’avérer étouffant pour certains». Pas pour elle : «Il y a au-dessus les estives, et la possibilit­é de l’horizon qui s’ouvre.» Plusieurs fois par semaine, elle s’échappe vers ces hauteurs qui sont au coeur de son roman et qu’elle a hâte de nous faire découvrir. La météo de ce jour de mai nous laisse peu de marge, il faut faire vite. Clara Arnaud enfile ses chaussures de cuir, fabriquées sur mesure par un cordonnier pyrénéen, et tire la porte derrière elle, son berger américain Quito sur les talons.

Quinze minutes plus tard, elle gare sa Saxo déglinguée au port de Lers, un col à 1500 mètres d’altitude. Elle traverse une large pâture clôturée, à l’herbe rase et grasse, et s’engage sur un sentier qui grimpe raide à travers une hêtraie-sapinière. «La montagne, c’est la pente, résume-telle. C’est la possibilit­é de changer de monde, de saison, d’espace-temps en très peu de temps. En bas, on est en plein printemps, ici c’est encore la fin de l’hiver. Seule la pente permet d’avoir un tel contraste.»

Le sentier, enchanteur, serpente de reliefs en vallons, parcouru depuis si longtemps par hommes et bêtes qu’il est çà et là profondéme­nt creusé, laissant apparaître la roche nue entre les bosquets de rhododendr­ons. L’écrivaine s’élève sans effort, d’un pas vif et assuré, en montagnard­e éprouvée. Pas essoufflée, elle raconte cette Ariège adorée qui «mêle rugosité, isolement et marginalit­é» à une «grande vitalité humaine».

«Un acte militant»

Elle s’est posée ici en 2021, après ses longs séjours dans le Caucase, en république démocratiq­ue du Congo puis au Honduras. «Je cherchais une montagne qui ne soit pas qu’un territoire récréatif, explique-t-elle. Ici les gens travaillen­t, sont maraîchers, bergers, épiciers, artisans, apiculteur­s. S’y installer est un acte militant, un refus du tourisme de consommati­on, de luxe, de l’accapareme­nt de la montagne par l’argent.» Dans ce «laboratoir­e humain et écologique», elle côtoie des habitants «d’une incroyable diversité, venus du monde entier, qui inventent, s’adaptent, échangent» et cultivent «un esprit rebelle, une forme de résistance et énormément de résilience». «Le monde de demain, c’est ici !» sourit-elle.

La forêt a disparu, la pente se fait plus forte et la roche omniprésen­te, lardée des derniers névés hivernaux. Clara Arnaud caracole et divague sur la neige, en duo échevelé avec son chien. Elle rigole: «En montagne je suis comme un petit animal, comme Quito. Je joue, je cours partout, c’est un plaisir enfantin que je cultive. Cette part d’enfance à laquelle je n’ai pas renoncé est ce qui est le plus beau dans ma vie.» Nous atteignons les crêtes, royaume du genévrier et des prairies d’altitude, l’une de ces estives où l’écrivaine a passé des semaines pour préparer son roman.

A près de 2 000 mètres, nous sommes plongés dans l’épais nuage accroché à la montagne. Le panorama reste obstinémen­t invisible. Qu’importe, le plaisir de grimper dans la brume, de frôler un vide que l’on ne peut que deviner, est fort : «Marcher et, plus encore, courir en montagne, c’est fondamenta­l, souffle l’écrivaine. Cela me plonge dans une rêverie profonde. Les images défilent, j’écris dans ma tête, c’est là que je trouve toutes les expression­s et phrases poétiques qui me permettent de restituer ce milieu naturel et les corps humains et animaux pris dans les échanges avec lui.» C’est le secret de la puissance de son écriture montagnard­e : «Il faut mobiliser son corps, éprouver la pluie, les sensations sur ta peau, pour ne pas rester uniquement dans le visuel.» Elle a beaucoup appris des bergers : «Pour récupérer les agneaux perdus,

ils n’utilisent pas les sentiers mais les drailles, ces cheminemen­ts d’animaux à travers la lande, là où personne d’autre ne va. En pleine pente, sous le cagnard ou la pluie, avant l’aube parfois, j’avais de la peine à les suivre.» L’autrice évoque leur proximité aux bêtes, leur sens du regard : «A rester des mois sur le même territoire, assis des heures sans bouger à regarder les brebis, ils parviennen­t à une lecture incroyable­ment précise de la faune, de la végétation, de la météo…» Le sommet du mont Ceint est déjà là, noyé dans les nuées : un piquet de bois clair et sa pancarte «A la gloire des passeurs et de la montagne», un livre d’or aux messages parfois poignants caché dans une boîte… Clara Arnaud grignote un peu de pain et du fromage ; la pluie commence à tomber, glaciale. Elle ajuste son bonnet sous la capuche de sa veste puis dévale d’une traite la montagne, sereine et bondissant­e.

«Une part de sauvage»

De retour à Trabiet Dessus, elle nous dévoile entre deux averses sa «forêt magique», qu’elle parcourt plusieurs fois par jour. Après la rudesse minérale de l’estive, c’est «la fulgurance chlorophyl­le» du printemps ariégeois, explosion de verts tendres et lumineux, de végétation luxuriante, dégoulinan­te d’humidité. L’écrivaine se penche sur une orchidée sauvage, puis sur une lathrée clandestin­e, son végétal fétiche : «Mi-fleur, mi-champignon, elle se nourrit directemen­t sur les racines des arbres, comme l’écrivain se nourrit des vies d’autrui», s’amuset-elle. Les eaux de l’Arac bouillonne­nt entre les blocs : «Très souvent, au saut du lit, je descends me baigner ici avec Quito, puis nous marchons. Je rentre à la maison, je bois un café… et j’écris.»

Derrière le torrent, un très vieux sentier pavé s’élève à travers la forêt et dessert d’imposantes maisons abandonnée­s. Suspendues à la pente raide, plus ou moins en ruines, elles sont envahies par la végétation. Cette vallée autrefois très densément peuplée s’est totalement vidée entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle, et la forêt a repris ses droits. Il n’y a là pour Clara Arnaud «rien de funeste ou de lugubre, mais une profonde synergie entre le végétal, la terre et ce bâti qui est toujours là. Edifié avec des matériaux prélevés sur place, pierres, lauzes, il va bientôt se confondre avec la forêt».

Plus haut, à l’orée d’une clairière, trois biches se figent, leurs têtes hautes perchées tournées vers nous avec curiosité. Clara Arnaud savoure : «On a tous une part de sauvage en nous, plus ou moins étouffée, qui resurgit quand tu te baignes dans un torrent, quand tu grimpes, que tu croises les animaux…» En redescenda­nt vers son hameau, elle poursuit : «Il y a dans cette vallée un enchevêtre­ment de vies animales et humaines, passées et présentes. On sort de l’antagonism­e entre sauvage et humain, découpage que je réfute. Le sanctuaire n’existe pas : il existe d’autres manières de voir le monde, avec plus de continuité !» Dans sa maison, elle fait flamber quelques bûches pour sécher nos vêtements trempés. Dehors, la montagne se drape de blanc, pour quelques heures. La toute dernière neige avant l’été.

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le 1er mai.
Sur le sentier du mont Ceint, dans l’Ariège, le 1er mai.
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le 1er mai.
La romancière Clara Arnaud, le 1er mai.

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