Les chemins arty d’Andy Goldsworthy
Dans les Alpes-de-Haute-Provence, «Libé» a randonné sur la trace des Refuges d’art de l’artiste anglais, accueillant à chaque étape une oeuvre singulière. Un véritable musée hors les murs.
Il est minuit, et assise par terre, je pèse tee-shirts, chaussettes, crème solaire ou pince à épiler sur la balance de cuisine. 26 grammes. 158 grammes. 49 grammes. La liste établie par le guide est d’une précision chirurgicale. Et le résultat est spectaculaire : 4,5 kilos, sac compris, pour six jours de rando en autonomie, auxquels il faudra ajouter 2 litres d’eau et 1,5 kg de vivres. Rien ne manquera.
Depuis plusieurs années, Luc Richard, originaire du Queyras (Hautes-Alpes), ancien journaliste indépendant en Chine devenu guide de trek au Tibet, passionné d’écologie, d’histoire et de survie en milieu naturel, organise des randonnées itinérantes dans les Alpesde-Haute-Provence sur la trace des Refuges d’art de l’artiste anglais Andy Goldsworthy. Méconnu, ce projet unique au monde fut lancé en 1995 par Nadine Gomez, conservatrice jusqu’en 2023 du musée Gassendi de Digne-les-Bains –aujourd’hui dirigé par Sandra Cattini. Il relie la plus vaste collection au monde des oeuvres de Goldsworthy par des chemins de randonnée qui s’enfoncent dans les 200 000 hectares de nature sauvage de la réserve géologique de Haute-Provence. Le matin du départ, le petit groupe, constitué de sept personnes, sa taille maximale, prend forme au rendez-vous dans le centre de Digne-les-Bains, préfecture un peu perdue à un peu plus de deux heures de car de la gare TGV d’Aix-en-Provence. Un court transfert en taxi nous propulse au coeur d’une moyenne montagne très peu fréquentée, où les paysages hésitent d’une crête à l’autre entre lavande provençale et sentiers alpins, forêts de hêtres et prairies d’alpages. Après sept heures de marche et 600 mètres de dénivelé positif, une chapelle apparaît sur un promontoire à 1100 mètres d’altitude. On remarque d’abord la simplicité du lieu et des ex-voto. Puis, au fond, dans la matrice d’un mur de pierres sèches, une alvéole minérale d’une forme parfaite, qui évoque pour chacun et chacune une ogive ou un vagin, un sarcophage ou un couffin, d’une harmonie bouleversante. Le choc passé, on s’amuse à pénétrer dans l’oeuf de pierre douce, prenant la mesure de la quantité et de la qualité du travail réalisé.
«La cavité sera un lieu où les gens se tiendront, un espace devant lequel ils se tiendront, et où d’autres se tiendront après leur départ. Chaque visiteur ajoutera sa présence. L’expérience sera un contraste saisissant avec les montagnes ouvertes, je n’ai pas trouvé de meilleure amorce pour les refuges», écrit Andy Goldsworthy. L’objectif est de faire revivre un patrimoine rural abandonné et d’offrir un refuge pour les voyageurs, dont le cheminement fait partie de la réflexion artistique. On peut dormir au Refuge d’art de la chapelle Sainte-Madeleine de Thoard. Mais à cause de son sol de graviers et l’absence de point d’eau, le guide préfère nous installer dans le confort douillet et l’accueil généreux de la table et chambre d’hôtes la Bannette, lovée au pied de la falaise.
Un décor au romantisme poignant
Le deuxième jour, le sentier suit les crêtes et franchit le col de Mounis, offrant un point de vue spectaculaire sur la vallée de la Durance et le Ventoux et sur les phénomènes géologiques de l’Unesco géoparc de Haute-Provence. Soit 300 millions d’années de bouleversements gigantesques, de montagnes basculées cul par-dessus tête, de plis et de replis noirs, ocre, rouges. A l’issue d’un chemin rendu in
accessible aux véhicules et aux mules par la furie d’un torrent qui a soulevé et brisé la dalle de béton du gué, remplacé par un voltigeant pont de singe, on atteint le Refuge d’art de La Forest, du nom d’un gros village abandonné dans les années 30 car trop éloigné des voies de communication. De la vie rurale autrefois intense, il ne reste plus que des ruines émergeant de la végétation, décor au romantisme poignant où l’on se douche à l’eau de la source. L’oeuvre monumentale de Goldsworthy, qu’aucun panneau n’indique, se découvre ici dans une pièce plongée dans l’obscurité, menhir luminescent en lévitation ou capsule prête à s’envoler dans l’espace. Si l’Anglais ultracoté sur le marché d’art a choisi d’offrir ses oeuvres au musée Gassendi, c’est l’institution et ses bailleurs de fonds, communautés de communes, département, etc., qui ont pris en charge les lourds chantiers nécessitant architecte, ouvriers, grues, transport de matériaux par hélicoptère, et l’entretien des créations. Un investissement de taille pour ce musée hors les murs, «sans commune mesure avec un parc de sculptures attenant au bâtiment principal, comme il s’en rencontre fréquemment», comme l’écrit Nadine Gomez. Cette figure féminine d’exception a su imposer sa vision ambitieuse à tous les acteurs locaux présents sur ce vaste territoire pauvre et enclavé. Au fil des années, le projet d’une collection d’art en montagne a attiré une vingtaine d’artistes contemporains français et étrangers, comme le Néerlandais herman de vries (qui tient à son orthographe en minuscules), le photographe et plasticien espagnol Joan Fontcuberta ou encore les sculpteurs américains Mark Dion et Richard Nonas.
Environ 200 oeuvres sont aujourd’hui disséminées dans la nature, souvent inaccessibles en voiture, parfois invisibles pour un oeil non averti – un petit guide, Art en montagne, propose 20 randonnées pour découvrir une partie d’entre elles. Travaillant in situ, les artistes posent dans chacune de leurs oeuvres la question du lien avec l’endroit où elles sont implantées dans une zone marquée par l’exode rural. Une démarche qui s’inspire de la mémoire des lieux et fait dialoguer sciences de la nature et création artistique alors que son cousin, le Land Art américain, prône l’espace brut comme lieu de création.
Le matin du troisième jour, on quitte le village de La Forest par un long sentier plongeant en lacets vers la vallée, sur des pavés usés par les habitants disparus. Le pique-nique, local et végétarien comme chaque jour, se fait dans une prairie face à la chapelle de Dromon, église du XIe siècle dont la crypte renferme des vestiges de la période romaine, haut lieu de pèlerinage d’illuminés de tout poil qui venaient se frotter à sa «pierre de fertilité» avant son accès soit limité pour cause d’accès dangereux – depuis le XIXe siècle, certains y cherchent l’entrée de la mythique cité engloutie Théopolis. La journée, tranquille, nous porte jusqu’au gîte équestre de Saint-Geniez, où le maire est intarissable sur la difficile cohabitation entre loups, paysans, chasseurs, touristes et autres mouflons et sangliers. La troisième oeuvre de Goldsworthy n’apparaît que le lendemain, après un court transfert en taxi. La Sentinelle de la vallée du Vançon monte la garde près des Monges, sommet des Préalpes de Dignes culminant à 2 115 mètres. On grimpe au col de la Croix de Veyre (1886 mètres) où nous attend une ronde de vautours tachetés – on aperçoit au loin la «cabane de Chine», lieu identifié par l’artiste anglais pour sa prochaine oeuvre, si le financement est trouvé. Le long chemin qui descend la rivière est jalonné par les fenêtres d’herman de vries ouvertes sur des roches datant de 183 à 230 millions d’années. Dans le café du petit village de Barles dont la décoration et les prix sont restés fidèles au XXe siècle, on se désaltère d’un désuet Gambetta-limonade.
Bouses de vache et douche sauvage
Au quatrième jour, on repart sans les sacs et à vélo. Une belle idée qui permet, en deux heures et demie de descente sur une route sans difficulté, de découvrir cheveux au vent gorges et cascades, une autre Sentinelle, des oeuvres du Français Paul-Armand Gette, un joli Jardin sans jardinier et de vertigineux fossiles de fougères vieux de 235 millions d’années. Une fois les vélos rendus et les sacs récupérés, on grimpe contempler le Vélodrome, magnifique site géologique aux courbes relevées – on déjeune à l’abri des averses face au serpent de torchis de Goldsworthy au Refuge d’art du Vieil Esclangon. Rompant avec l’esprit initial du projet, certains refuges sont fermés pour éviter les dégradations – il ne faut pas oublier de prendre la clé au musée en laissant en dépôt une pièce d’identité. Nul besoin d’anticiper pour celui du col de l’Escuichière. Atteint après une rude montée et un détour non prévu par le programme mais validé par les marcheurs, il sert d’étable à un paysan du coin, et il faut slalomer entre les bouses de vaches pour admirer les oeuvres d’art, ce qui a chagriné le Britannique lors de son dernier passage, en juillet 2023.
Le Refuge d’art de la ferme Belon, ancienne école de cadres de la Résistance dynamitée par les nazis en 1944, sera le plus poignant. Au bout d’un sentier qui serpente dans un paysage de marne lunaire, on découvre dans la cave, à la bougie, de massives et élégantes arches de pierre entremêlées qui figurent les jeunes fusillés. Après une douche sauvage à la fontaine, on dîne au rez-de-chaussée à la chaleur d’un grand feu, du pain grillé et du vin transporté par l’un de nous et dégusté dans des verres à pied qui attendaient là que l’on vienne fêter notre dernière soirée ensemble, avant une nuit bien méritée sur les châlits ou à même le sol. Le sixième jour offre une randonnée facile jusqu’au Refuge d’art des bains thermaux posé au bord d’un labyrinthe de marnes noires, puis se termine par une visite guidée du musée Gassendi, qui fait coexister collections anciennes et art contemporain. Un beau et rare voyage dans le temps et l’espace public, très dépaysant malgré une infime empreinte carbone. •