Libération

Du goudron et une plume José Henrique Bortoluci fait entendre la voix de son père, camionneur au long cours

- JOSÉ HENRIQUE BORTOLUCI CE QUI M’APPARTIENT Traduit du portugais (Brésil) par Keylla Barbosa et Pierre Marlière, Grasset, 240 pp., 18,50 € (ebook : 12,99 €). Par FRÉDÉRIQUE FANCHETTE

Si la plus célèbre route brésilienn­e n’était pas synonyme de catastroph­e écologique, cette scène au coeur de Ce qui m’appartient se présentera­it uniquement comme un rêve hypnotisan­t. Un homme, le père de l’auteur, ancien chauffeur routier, raconte au fils qui l’enregistre l’un de ses parcours. «Il y avait un tronçon de la Transamazo­nienne qui était une grande ligne droite de presque cinq cents nd kilomètres de long, dans la jungle très dense, un tunnel de forêt sans aucune stationser­vice, sans villages, sans rien sur le chemin. Ma plus grande peur était de m’endormir, de renverser le camion, je mettais donc la radio à fond et je chantais à tue-tête pour ne pas m’assoupir, pour ne pas déraper, pour ne pas heurter un arbre.»

José, le père, est usé par les quarante années passées au volant de son camion. Il a sillonné de long en large le Brésil, ses virées pouvaient durer deux mois et à chaque fois il revenait vers sa femme et ses deux fils avec ses espoirs éteints d’une vie économique meilleure. Ce qu’il gagnait ne pesait pas lourd et dans cette famille de blancs pauvres, chaque facture faisait trembler. L’ascension sociale se fera à la génération suivante, avec le fils, élève brillant, devenu prof de sociologie.

C’est donc avec un regard de transfuge de classe que José Henrique Bortoluci rend hommage ici à son père. José, surnommé aussi Didi, est atteint d’un cancer. Le fils, peu avant le diagnostic, avait proposé de lui faire raconter cette longue vie sur la route, qui éclaire aussi l’histoire du Brésil de la seconde moitié du XXe siècle avec sa fuite en avant économique et ses années sous dictature militaire. Quand Ce qui m’appartient a été écrit, Bolsonaro était au pouvoir : José Henrique Bortoluci, né en 1984, ne se prive pas de dénoncer aussi la gestion cynique de la crise du Covid et l’aveuglemen­t face au réchauffem­ent climatique. L’axe le plus fort du livre reste cependant cette relation père-fils exceptionn­elle, transcendé­e par l’épreuve de la maladie. A un moment, l’auteur emploie le mot odyssée pour rendre compte des pérégrinat­ions paternelle­s.

Mais il y a cette phrase qui cingle : «Beaucoup de travail, peu d’argent, on n’avait pas le temps de défaire ce qui avait été tissé : dans cette histoire, il n’y a ni Ulysse, ni Pénélope.» •

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