Libération

L’homme qui court «après les os de son frère» Marie Cosnay poursuit son enquête sur les migrants disparus en mer

- Par CHARLINE GUERTON-DELIEUVIN MARIE COSNAY DES ILES (MER D’ALBORán 2022-2023) Editions de l’Ogre, 238 pp., 21 € (ebook : 9,99 €).

E«Refuser les morts, c’était signifier qu’ils n’auraient pas,

ici, de descendanc­e pour les prier.»

lle ne sait pas s’il faut dire «militante ou activiste», préfère parler de désir. Car le rôle de Marie Cosnay, professeur­e de lettres classiques et traductric­e de textes antiques, est de «savoir et comprendre ce qui se passe aux frontières». D’abord sur la sienne, entre Irun et Hendaye, où elle a interrogé «des personnes parties des Canaries» lors du Covid et accueillie­s dans un centre à Bayonne. Elle avait déjà exercé cette «pratique», en 2020 à Lesbos (premier tome) puis sur l’île des Faisans (deuxième) en 2021. «Le déplacemen­t, affirme-t-elle lors de notre entretien à Saint-Malo à l’occasion d’Etonnants voyageurs, est une liberté fondamenta­le.» Pas pour tous ceux qu’elle rencontre, coincés dans des prisons nd à ciel ouvert. Comme Amadou surnommé Ahmed, qui attend sa soeur. L’Ivoirien inaugure sa trilogie et structure son travail sur «la recherche des morts et des disparus» mais «les histoires n’en finissent jamais […], écrit-elle. La douleur n’en finit jamais». Ahmed la recontacte quatre ans plus tard pour lui demander des nouvelles de sa soeur décédée. Marie Cosnay est catégoriqu­e, «ce n’est pas à moi de lui apprendre sa mort» avant d’ajouter, «je ne suis pas intrusive, j’écris car je suis à une place affectée de l’histoire». Dans ce dernier volume sur les terres d’al-Andalus, elle s’efface encore pour retrouver les traces de ceux qui ont été avalés par les mers et recrachés quelque temps après. «La vie des morts est un récit sans fin» tant que les disparus ne sont pas devenus des défunts et que les corps n’ont pas été identifiés. Sans cela, ils oscillent entre les frontières de la vie et de la mort. «C’est un fantôme toujours là, dit-elle. Qui a l’autorité de nier sa présence ?»

Son souci de trouver une place aux morts vient peut-être de sa rencontre avec Ryad Lichani. «Au départ, j’étais sur place pour répondre aux demandes de groupement familial ou de scolarisat­ion.» Il recherche Abdarraman­e Askander, son frère, parti d’Algérie en été 2021. «Depuis sa disparitio­n, il n’a plus mangé chaud.» Il vit de colère et d’amertume. «Ryad court après son frère, après le cadavre de son frère, après les os de son frère et peut-être, courant après les os, il court après un pays qu’il dit détester à la folie, note-t-elle pages 137-138, je veux les os de mon frère, je suis obsédé par les os de mon frère et qu’on m’arrête, qu’on me sorte, qu’on me délivre de ce pays. Une fuite en avant, celle de Ryad.» Il voudrait avoir les mains sales, les ongles noircis par la terre retournée comme Antigone. Elle veut enterrer son frère dont la sépulture est refusée par Créon ; Ryad, aussi, veut l’enterrer près de ses proches pour fixer sa dépouille et son identité, jusqu’alors niée. Marie Cosnay leur donne de l’espace, dans les cimetières, il n’y en a pas pour eux. «Refuser les morts, c’était signifier qu’ils n’auraient pas, ici, de descendanc­e pour les prier. Refuser les morts, c’était nier le mouvement, l’histoire, les futurs, les passages, les génération­s et les libertés.» Ses livres se transforme­nt en «tombeaux» avec, en ouverture et en conclusion, des clichés en noir et blanc : l’un du cimetière Al-Salam à Valence, l’autre de San Lázaro à Las Palmas. La «mission sacrée» de Ryad est devenue son «obsession». Elle ne se souvient plus de leur premier rendezvous, «il a dû apprendre que je m’occupais du rapatrieme­nt d’un corps algérien». Ryad a ses raisons de la contacter, il a une intuition : l’Espagne brûle des corps non identifiés arrivés d’Algérie et du Maroc pour entretenir les fours crématoire­s. «Il était fou», aveuglé par sa peine, il frôlait, pensait-elle, la théorie du complot. Persuadée que «la moindre des choses pour l’incinérati­on est l’accord des familles», elle avait tort. «Plus de corps, plus d’histoire.»

Elle écrit dans des carnets ce qu’elle voit et entend sur le terrain. Elle n’enregistre jamais. «Personne me parlerait» de toute manière, par peur. Elle s’y plie. Elle écoute les messages audios envoyés sur WhatsApp et les sauvegarde –à tel point que son «ancien téléphone était saturé» de voix tues. Hier, s’informer et garder contact passaient par des cassettes. Aujourd’hui, c’est par les réseaux sociaux – «WhatsApp et Facebook surtout. Telegram, c’est pour les Européens.» Marie Cosnay a conservé, avec ses alliés Maria Ouko, Hervé Zoumoul et Marie Dupont, des photos, des histoires, des noms de disparus. Les visages des absents circulent sur les canaux numériques de ceux qui espèrent toujours croiser la route de quelqu’un ayant connu son enfant, son gendre, son ami. Comme cette mère venue à la conférence de Marie Cosnay, en mai, à la librairie toulousain­e Terra Nova : «Elle cherchait son fils mais son bateau n’était pas dans notre base de données, les listes sont ce que nous savons mais elles sont partielles», même si celles en fin des Iles (Mer d’Alborán 2022-2023) s’étalent sur vingt-huit pages. Ce tableau recense le nombre de personnes embarquées dans des navires au départ «de Sfax entre janvier 2023 et avril 2023», leurs noms et leurs photos. Sont portés disparus Ibrahim Traore, Dina Diallo, Sékou Keita, Diomandé, Diane, Brice Epanda…

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