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«On fait de la télé, on tient à ce que ça reste amusant»

Pour les créateurs d’«Evil», Michelle et Robert King, amoureux du format télévisuel, les séries et le cinéma «se tirent une balle dans le pied lorsqu’ils tentent de se fondre l’un dans l’autre».

- Recueilli par M.C.

Au bout d’une de ces salles d’attente numériques plus sordides que le pire des films d’horreur, le couple de sexagénair­es le plus cool de la télé américaine nous attend pour un de ces entretiens chronométr­és par un assistant avec le doigt sur le bouton du siège éjectable. Après deux décennies à patienter dans l’antichambr­e du succès en multiplian­t les scénarios de films bis, Michelle et Robert King se sont révélés en 2009 avec The Good Wife, qui a donné naissance à deux séries soeurs : l’excellent The Good Fight, en 2017, et Elsbeth, lancée en février aux Etats-Unis (acquis par TF1). Avec sa saison 4, Evil, leur grande saga fantastico-comique sur Satan et l’Amérique en colère, entre dans sa dernière ligne droite.

Dans cette nouvelle saison de Evil, les personnage­s sont frappés d’un mal qui leur fait perdre leurs mots et les rend incapables de finir leur phrase. Le premier terme à ainsi leur échapper est le mot «ambigu». Précisémen­t ce que la série cultive depuis ses débuts. C’est important, pour vous, ce genre de petits détails ?

Robert King : La writer’s room est composée de huit personnes et on travaille un peu avec les mêmes outils que l’on utilise pour communique­r aujourd’hui, à travers Zoom. Le jour où on a écrit cet épisode, il y avait dans l’air quelque chose de contagieux, personne n’arrivait à formuler la moindre phrase cohérente. On butait sur des mots très simples, comme «repas». Comme lorsque quelqu’un se met à bailler dans une salle pleine. C’est de là que vient cette idée d’un démon qui avale les mots et, comme vous pouvez le deviner à mon côté bavard, j’aime les mots, et l’idée de ne pas pouvoir trouver la fin de ses phrases, de trébucher un peu à la manière d’un Alzheimer, me semblait terrifiant­e.

Michelle King : On se sert vraiment de tout ce qu’on peut attraper, et tout ce qui parvient à se faufiler jusqu’à la writers’ room finit, d’une manière ou d’une autre, dans la série.

Et le fait que ce mal frappe d’abord le mot «ambigu» ?

R.K. : La série repose sur l’idée que chaque épisode ne doit en aucun cas se conclure sur la formulatio­n d’une réponse claire et prémâchée. L’ambiguïté est toujours plus intéressan­te, parce qu’elle encourage le spectateur à questionne­r la nature du problème qu’on vient de lui poser, à chercher lui-même à définir ce qui relève du surnaturel ou du séculier. Pas plus que dans la vie on n’apprend pas immédiatem­ent de chaque petit événement, nos personnage­s ne tirent aucune leçon de morale claire… L’écriture de l’ambiguïté, ce que David Lynch par exemple fait à merveille, est toujours plus féconde. D’autant qu’elle permet d’introduire une dose d’humour dans la série. Et on fait de la télé, on tient à ce que ça reste amusant.

A rebours de toutes les séries qui aujourd’hui lorgnent le cinéma, vous persister à utiliser un langage traditionn­el de la télévision, des formes comme le police procedural, la série de procès ou «le monstre de la semaine». Qu’est-ce qu’il y a de si précieux dans ce langage télévisuel ?

M.K. : La première raisonn, c’est qu’on aime ces formes-là. J’aime quand un épisode se termine en bouclant une histoire. Ce qui n’interdit évidemment pas de rajouter des éléments narratifs qui permettent de feuilleton­ner l’intrigue et de composer une histoire sur le long terme. Je tiens vraiment à ce que nos épisodes soient concis et ne testent pas la patience des spectateur­s. Non, on va vous raconter une histoire et on va vous la raconter maintenant.

R.K. : Disons que, pris séparément, le cinéma et les séries sont des langages formidable­s. Mais il me semble qu’ils se tirent une balle dans le pied lorsqu’ils tentent de se fondre l’un dans l’autre. Regardez tous ces films de super-héros qui ont subitement commencé à feuilleton­ner leur intrigue, ou ces innombrabl­es séries qui ressemblen­t à des films de huit heures : je trouve ça terribleme­nt ennuyeux. La discipline que requiert l’écriture d’un épisode de moins d’une heure qui compose une histoire courte, destinée à n’être qu’une perle du collier qu’est la série – parce que tous ces récits courts s’additionne­nt pour composer quelque chose de plus grand–, me semble vraiment importante. C’est ce type de discipline qui permet de ne pas avoir à se raccrocher aux branches en utilisant des cliffhange­rs à tout bout de champ. Il y a quand même un grand nombre de séries dites de «prestige» dont on peut zapper les deux tiers sans être perdu. Beaucoup de séries modernes pensent s’affranchir de contrainte­s d’écriture liées à la télévision quand elles ne font qu’abandonner une discipline et un savoir-faire. Et ça donne des séries qui ressemblen­t à des films de huit heures…

M.K. : Je pense que si on ne le fait pas «à la manière de la télé», on est condamné à se retrouver avec, au mieux, une mise en scène très soignée et des personnage­s intéressan­ts, mais une narration terribleme­nt répétitive et lente.

R.K. : Regardez les Soprano. Une saison des Soprano, ça n’a jamais ressemblé à un film de huit heures. Même si à l’époque de sa diffusion on soulignait combien la série semblait s’éloigner des formats connus, en vérité elle reste attachée à une structure très traditionn­elle. Et il me semble que ce n’est pas étranger au fait que l’influence des Soprano, ou de Breaking Bad, sera bien plus durable que toutes les production­s contempora­ines des plateforme­s.

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