Claire Tancons, le pied ultramarin de Nuit blanche
Carnaval guadeloupéen, «rides» anarchiques de skateurs… Profil de la directrice artistique de l’événement qui a concocté cette année un programme constellé d’arts et de performances venus d’outre-mer.
Invoquant «l’actualité et l’état d’urgence» (finalement levé lundi), les organisateurs de la 23e édition de Nuit blanche déployée cette année dans la capitale mais aussi en outremer, de la Guadeloupe à la Réunion, de Mayotte à la Guyane en passant par la Nouvelle-Calédonie, ont préféré prendre les devants : les «polyphonies premières», programmées ce samedi partir de 16 heures (quand il sera 1 heure du matin à Paris), ne résonneront probablement pas dans le kiosque à musique de la place des Cocotiers à Nouméa.
Il n’empêche, cette année, Nuit blanche se veut un pied de nez aux frontières étriquées de l’Hexagone. Et sa directrice artistique, la Guadeloupéenne Claire Tancons, n’y est pas pour rien. La curatrice globe-trotteuse est habituée des grands rendezvous internationaux de l’art contemporain, ces fameuses biennales partout dans le monde, de Göteborg en Suède, à Gwangju en Corée du Sud, en passant par Sharjah aux Emirats arabes unis – trois manifestations qu’elle a orchestrées. Née dans les Caraïbes où elle a grandi, passée par Paris le temps de ses études en muséologie à l’Ecole du Louvre «avant de prendre [ses] jambes à son cou», elle est de retour dans la capitale depuis trois ans, pas mécontente de cette longue sortie de route qui l’a conduite, entre autres, à la Nouvelle-Orléans – ville qui est devenue son port d’attache à la fin des années 2000. «Je n’aurais jamais eu cette carrière internationale si j’étais restée», assure Claire Tancons aujourd’hui de «retour dans son pays de citoyenneté».
Explosif. Invitée il y a un an à prendre les rênes de Nuit blanche, elle s’est amusée ces derniers mois à pister dans les rues de la capitale, de la place Félix-Eboué au quai Aimé-Césaire, du jardin Solitude à la promenade Edouard-Glissant, les traces de cette France «polygonale» qui cherche à retrouver de la latitude. Dans le XVIIIe arrondissement, elle s’est arrêtée sur une invisibilisation louable, cette fois-ci, mais passée sous les radars : celle du marché de l’Olive, qui est un raccourci produit à partir du nom du premier colonisateur de la Guadeloupe: Charles Liénard de L’Olive. En 2011, le Conseil de Paris a entériné cet effacement partiel passé dans le langage courant des Parisiens amnésiques. A partir de ce calque glissé sous la carte officielle et familière, il s’agit pour Claire Tancons et d’autres voix actuellement (on pense à l’artiste d’origine martiniquaise Julien Creuzet) de dessiner une autre topographie et de retrouver l’épaisseur de notre histoire tissée.
Claire Tancons aime la complexité de ce mélange explosif et est rentrée «dubitative» de la Biennale de Venise, rendez-vous sacré de la communauté artistique internationale. «Au-delà du fait qu’on nous a demandé notre carte d’identité partout et que les carabinieri rôdaient dans les allées des Giardini, j’ai eu l’impression qu’on réécrivait l’histoire de l’art comme si c’était le premier contact précivilisationnel avec des populations indigènes», décrypte la curatrice globalisée.
Pour dessiner les contours de sa Nuit blanche, Claire Tancons s’est munie de deux boussoles qui pointent vers le Sud même si elles ne suivent pas les mêmes ordonnées. La première repose sur son expérience des biennales internationales. «Il m’intéresse de montrer que la fabrique de cette création mondialisée propose aussi de nouveaux systèmes de relations : prendre la mesure de la profondeur de l’histoire qui nous lie, et notamment établir un lien entre mondialité et colonialité», décrypte la commissaire. La seconde, c’est son goût pour ce qu’elle appelle «les formes diasporiques», ces formes du vivant, de la performance ou de la mobilisation collective qu’elle préfère à celles, monolithiques et monumentales, auxquels nous ont habitués les grands raouts de l’art contemporain (avec des superproductions très coûteuses et surtout très peu écoresponsables). S’inscrivant ainsi dans la lignée des conservateurs de la dernière Documenta de Cassel qui avait fait tanguer l’axe européocentré mais surtout la croyance tenace dans le mythe de l’artiste solitaire au profit d’activistes et de collectifs, Claire Tancons affirme que cette «conscience diasporique» lui «vient évidemment de la Caraïbe, lieu des formes collectives et carnavalesques».
Anarchique. Parmi les treize projets qu’elle porte pour Nuit blanche, on trouve trois performances processionnaires : le «déboulé céleste» de Raphaël Barontini qui met en scène un affrontement chorégraphié, inspiré du mas, cette tradition carnavalesque militante guadeloupéenne (sur l’île aux Cygnes, près du pont de Grenelle dans le XV), une ride anarchique portée par des dizaines de skateurs, JO oblige, sur une proposition de Kenny Duncan (sur le parvis de l’hôtel de ville) et une performance aquatique de Marlon Griffith (au parc de Belleville). Au côté des installations vidéo de Tabita Rézaire, partie sur les traces des femmes doulas issues de la culture marronne ou des indigènes d’Amérique du Nord, et de Laura Henno qui nous embarque dans une traversée entre les Comores et Mayotte, Nuit blanche cette année propose aussi, dans la basilique du Sacré-Coeur, l’adaptation d’une pièce de théâtre d’Abdelwaheb Sefsaf, qui entrecroise l’histoire de trois révoltes françaises, celle des communards, des Kabyles d’Algérie et des Kanaks.