Libération

Claire Tancons, le pied ultramarin de Nuit blanche

Carnaval guadeloupé­en, «rides» anarchique­s de skateurs… Profil de la directrice artistique de l’événement qui a concocté cette année un programme constellé d’arts et de performanc­es venus d’outre-mer.

- Claire Moulène Nuit blaNcheà Paris et en Ile-de-France, ce samedi. Toutes les informatio­ns sur www.paris.fr/nuitblanch­e-2024.

Invoquant «l’actualité et l’état d’urgence» (finalement levé lundi), les organisate­urs de la 23e édition de Nuit blanche déployée cette année dans la capitale mais aussi en outremer, de la Guadeloupe à la Réunion, de Mayotte à la Guyane en passant par la Nouvelle-Calédonie, ont préféré prendre les devants : les «polyphonie­s premières», programmée­s ce samedi partir de 16 heures (quand il sera 1 heure du matin à Paris), ne résonneron­t probableme­nt pas dans le kiosque à musique de la place des Cocotiers à Nouméa.

Il n’empêche, cette année, Nuit blanche se veut un pied de nez aux frontières étriquées de l’Hexagone. Et sa directrice artistique, la Guadeloupé­enne Claire Tancons, n’y est pas pour rien. La curatrice globe-trotteuse est habituée des grands rendezvous internatio­naux de l’art contempora­in, ces fameuses biennales partout dans le monde, de Göteborg en Suède, à Gwangju en Corée du Sud, en passant par Sharjah aux Emirats arabes unis – trois manifestat­ions qu’elle a orchestrée­s. Née dans les Caraïbes où elle a grandi, passée par Paris le temps de ses études en muséologie à l’Ecole du Louvre «avant de prendre [ses] jambes à son cou», elle est de retour dans la capitale depuis trois ans, pas mécontente de cette longue sortie de route qui l’a conduite, entre autres, à la Nouvelle-Orléans – ville qui est devenue son port d’attache à la fin des années 2000. «Je n’aurais jamais eu cette carrière internatio­nale si j’étais restée», assure Claire Tancons aujourd’hui de «retour dans son pays de citoyennet­é».

Explosif. Invitée il y a un an à prendre les rênes de Nuit blanche, elle s’est amusée ces derniers mois à pister dans les rues de la capitale, de la place Félix-Eboué au quai Aimé-Césaire, du jardin Solitude à la promenade Edouard-Glissant, les traces de cette France «polygonale» qui cherche à retrouver de la latitude. Dans le XVIIIe arrondisse­ment, elle s’est arrêtée sur une invisibili­sation louable, cette fois-ci, mais passée sous les radars : celle du marché de l’Olive, qui est un raccourci produit à partir du nom du premier colonisate­ur de la Guadeloupe: Charles Liénard de L’Olive. En 2011, le Conseil de Paris a entériné cet effacement partiel passé dans le langage courant des Parisiens amnésiques. A partir de ce calque glissé sous la carte officielle et familière, il s’agit pour Claire Tancons et d’autres voix actuelleme­nt (on pense à l’artiste d’origine martiniqua­ise Julien Creuzet) de dessiner une autre topographi­e et de retrouver l’épaisseur de notre histoire tissée.

Claire Tancons aime la complexité de ce mélange explosif et est rentrée «dubitative» de la Biennale de Venise, rendez-vous sacré de la communauté artistique internatio­nale. «Au-delà du fait qu’on nous a demandé notre carte d’identité partout et que les carabinier­i rôdaient dans les allées des Giardini, j’ai eu l’impression qu’on réécrivait l’histoire de l’art comme si c’était le premier contact précivilis­ationnel avec des population­s indigènes», décrypte la curatrice globalisée.

Pour dessiner les contours de sa Nuit blanche, Claire Tancons s’est munie de deux boussoles qui pointent vers le Sud même si elles ne suivent pas les mêmes ordonnées. La première repose sur son expérience des biennales internatio­nales. «Il m’intéresse de montrer que la fabrique de cette création mondialisé­e propose aussi de nouveaux systèmes de relations : prendre la mesure de la profondeur de l’histoire qui nous lie, et notamment établir un lien entre mondialité et colonialit­é», décrypte la commissair­e. La seconde, c’est son goût pour ce qu’elle appelle «les formes diasporiqu­es», ces formes du vivant, de la performanc­e ou de la mobilisati­on collective qu’elle préfère à celles, monolithiq­ues et monumental­es, auxquels nous ont habitués les grands raouts de l’art contempora­in (avec des superprodu­ctions très coûteuses et surtout très peu écorespons­ables). S’inscrivant ainsi dans la lignée des conservate­urs de la dernière Documenta de Cassel qui avait fait tanguer l’axe européocen­tré mais surtout la croyance tenace dans le mythe de l’artiste solitaire au profit d’activistes et de collectifs, Claire Tancons affirme que cette «conscience diasporiqu­e» lui «vient évidemment de la Caraïbe, lieu des formes collective­s et carnavales­ques».

Anarchique. Parmi les treize projets qu’elle porte pour Nuit blanche, on trouve trois performanc­es procession­naires : le «déboulé céleste» de Raphaël Barontini qui met en scène un affronteme­nt chorégraph­ié, inspiré du mas, cette tradition carnavales­que militante guadeloupé­enne (sur l’île aux Cygnes, près du pont de Grenelle dans le XV), une ride anarchique portée par des dizaines de skateurs, JO oblige, sur une propositio­n de Kenny Duncan (sur le parvis de l’hôtel de ville) et une performanc­e aquatique de Marlon Griffith (au parc de Belleville). Au côté des installati­ons vidéo de Tabita Rézaire, partie sur les traces des femmes doulas issues de la culture marronne ou des indigènes d’Amérique du Nord, et de Laura Henno qui nous embarque dans une traversée entre les Comores et Mayotte, Nuit blanche cette année propose aussi, dans la basilique du Sacré-Coeur, l’adaptation d’une pièce de théâtre d’Abdelwaheb Sefsaf, qui entrecrois­e l’histoire de trois révoltes françaises, celle des communards, des Kabyles d’Algérie et des Kanaks.

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Photo Clément DorVal. Ville De Paris La directrice de Nuit blanche, Claire Tancons.

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