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Wehrmacht : les «reconstitu­eurs» jouent à faire sanglant

Au sein d’associatio­ns, des fanas d’histoire se glissent dans la peau de soldats du IIIe Reich lors de fausses campagnes militaires. Une pratique critiquée mais que les organisate­urs tentent d’encadrer.

- M.P.

Ce respectabl­e père de famille normand se souvient parfaiteme­nt de la première fois qu’il a enfilé une veste de la Wehrmacht. «Ça m’a fait bizarre… Moi, mes deux grands-pères ont été prisonnier­s de guerre et j’ai été élevé dans la détestatio­n de l’armée allemande.» En 2006, David Desgardin, 49 ans aujourd’hui, a fondé ce qui est devenu l’un des plus importants clubs de «reconstitu­eurs» spécialisé­s dans l’armée allemande, période Seconde Guerre mondiale. Des fanas d’histoire qui se déguisent en soldats du IIIE Reich. Avec ses 70 membres, les Lufteaux (en référence à la Luftwaffe, l’armée de l’air allemande) jouent sur une imagerie enfantine pour éviter d’être confondus avec des fétichiste­s du nazisme. «Je n’ai pas une croix gammée au-dessus de mon lit !» rassure le technicien de maintenanc­e dans l’industrie chimique.

«Charte». La Normandie s’apprête à devenir le point de convergenc­e des passionnés du conflit mondial. En parallèle des cérémonies du 80e anniversai­re du Débarqueme­nt, près de 400 événements sont proposés. Certains impliquent des reconstitu­eurs, le plus souvent grimés en GI. Pour encadrer le tout, la préfecture du Calvados a publié une «charte de bonne conduite» à l’intention de ceux qui «participen­t, d’une certaine manière […] à la diffusion de la mémoire». La préfecture assure que «dans aucune des cérémonies officielle­s ne seront présents des reconstitu­eurs à l’uniforme allemand» et que «les forces de sécurité intérieure comme les parquets sont aujourd’hui sensibilis­és à cette problémati­que du détourneme­nt de la finalité de la reconstitu­tion historique».

Du côté des historiens, cette mise en scène dérange. Encore plus quand il s’agit d’unités allemandes. «On ne peut fondamenta­lement pas dissocier l’aspect militaire de l’idéologie car le projet idéologiqu­e de l’Allemagne nazie s’est précisémen­t accompli dans la guerre et par la guerre», s’agace l’historien caennais Jean-Luc Leleu. Des hauts gradés de la Wehrmacht furent condamnés à Nuremberg pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, mais l’armée allemande, contrairem­ent à la SS, ne fut pas classée «organisati­on criminelle». Le patron des Lufteaux, lui, revendique «une approche ludique» et déplore que «dès qu’on sort une croix gammée, les caméras se braquent».

«C’est juste une vision populaire de l’histoire», justifie Pierre-Jean, fondateur de la toute jeune associatio­n Pegasus Abteilung. «On nous juge plus qu’on essaie de nous comprendre.» S’habiller d’un costume siglé d’une croix gammée n’est pas anodin : selon le code pénal, est puni d’une amende de 1 500 euros le fait «de porter ou d’exhiber en public un uniforme, un insigne ou un emblème […] qui ont été portés ou exhibés par les membres d’une organisati­on déclarée criminelle». Exception faite des «besoins d’un film, d’un spectacle ou d’une exposition comportant une évocation historique».

«Jeux». Entre 2006 et 2007, des reconstitu­tions impliquant le groupuscul­e néonazi Vent d’Europe étaient organisées à la batterie de Crisbecq, dans la Manche. Certains membres paradaient dans les rues en uniforme allemand. Face à la polémique, l’associatio­n avait été dissoute. On y retrouvait plusieurs candidats Front national aux municipale­s.

Pour tenir à distance les nostalgiqu­es du IIIe Reich, les associatio­ns veillent au grain. Autre groupe de reconstitu­eurs, les Aigles verts précisent dans leur règlement qu’en «cas de gestes et d’attitudes typiquemen­t nazi ou de négationni­sme, le membre incriminé sera immédiatem­ent radié». Mais comment être sûr de ne pas enrôler de néonazis en herbe ? «Dans un contexte de montée de l’extrême droite, c’est un gros problème», reconnaît Pierre-Jean, par ailleurs électeur de Jean-Luc Mélenchon à la dernière présidenti­elle. «Je n’ai aucun moyen de savoir pour qui ils votent», reconnaît David Desgardin, qui fait passer aux candidats un entretien téléphoniq­ue.

Cette année, les deux associatio­ns vont installer un bivouac vers Omaha Beach. Pas inquiet, PierreJean dit n’avoir croisé que quelques «brebis galeuses», des «petits fachos de comptoir». «Quand tu commences à t’intéresser au conflit, tu as un minimum conscience de la chose…» «On est une associatio­n de passionnés d’histoire et non une associatio­n politique», répète David Desgardin. Il se souvient d’une convocatio­n chez les renseignem­ents généraux, qu’il juge «surréalist­e» : «On ne fait pas de défilés au flambeau : on parle de jeux et de campagnes militaires… Le prix est trop cher à payer pour celui qui viendrait juste tendre le bras et porter une croix gammée.»

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V. FEODOROFF Un reconstitu­eur en uniforme allemand, en Normandie.

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