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80 ANS DU DÉBARQUEME­NT En Normandie, la «mémoire compliquée» du cimetière allemand

Inauguré en 1961 pour donner une sépulture aux 21 300 soldats allemands tués à l’été 1944, le cimetière de la Cambe, où sont enterrés aussi 2 100 Waffen SS, divise encore aujourd’hui et attire toujours des nostalgiqu­es du nazisme.

- PAR MAXIME PIONNEAU ENVOYÉ SPÉCIAL À LA CAMBE (CALVADOS)

C’est une commune qui compte plus de Waffen SS morts que d’habitants. A cinq kilomètres à vol de mouette d’Omaha Beach, La Cambe ne se distingue pas par le dynamisme de ses commerces: sa boulangeri­e est à vendre, mais un bar-tabac perdure dans la rue Principale (c’est son nom). La plupart des 548 habitants (vivants) résident au nord de la route nationale séparant cette commune du Calvados en deux. Un discret panneau bilingue («Soldatenfr­iedhof – Cimetière militaire allemand») indique l’autre côté. Celui des morts. Là où reposent près de 21300 soldats allemands (dont 2100 Waffen SS) tués pendant les douze semaines de la bataille de Normandie, à l’été 1944.

Avec ses croix de basalte sombre et ses pierres tombales, l’endroit, champêtre et sobre, est l’antithèse du cimetière américain de Colleville-sur-Mer – croix blanches rigoureuse­ment alignées et vue sur mer. Inauguré en septembre 1961, il est le plus important des six cimetières allemands de Normandie. «Il est celui de soldats qui n’avaient pas tous choisi ni la cause ni le combat», lit-on sur un panneau qui borde le parking. Quatre-vingt ans après le débarqueme­nt le 6 juin 1944 et les combats qui firent 80000 morts côté allemand, la question reste toujours en suspens : comment conserver leur mémoire sans «célébrer» le nazisme ?

«Sépulture décente»

C’est un matin de printemps et le ciel normand veut un peu se la jouer poème de Goethe ou tableau de Friedrich. «C’était des soldats, pas des nazis», croit savoir un homme venu en famille visiter le cimetière. Dans le livre laissé à la dispositio­n des visiteurs (ils sont environ 500 000 chaque année), un certain Liam lui répond en écho : «Les SS ne devraient pas être enterrés aux côtés des soldats allemands.» Cette distinctio­n entre le «bon» soldat de la Wehrmacht et le méchant Waffen SS, l’historien Jean-Luc Leleu, spécialist­e des forces allemandes sous le IIIe Reich, la nuance. «La Wehrmacht n’est pas l’armée “propre” que les généraux ont voulu présenter après-guerre en se défaussant sur la Waffen SS. On sait qu’elle a été impliquée dans les crimes hitlériens, y compris la Shoah.» Toutefois, il ajoute : «On est dans une dictature : à partir de 1944, des conscrits sont exécutés pour avoir refusé de porter les armes.»

Une exposition rappelle l’histoire du cimetière et présente le parcours de certains des bourreaux enterrés ici, comme le SS Adolf Diekmann, responsabl­e du massacre de 643 personnes à Oradour-surGlane, mort à 29 ans. Derrière son bureau, Marie-Annick Wieder, conservatr­ice de l’endroit depuis 2014, est prudente avec les mots. Elle travaille pour le Volksbund, une associatio­n créée en 1919 dont le but est de préserver

«la dignité des victimes de guerre allemandes» et de promouvoir la

«réconcilia­tion par-dessus les tombes».

«Chaque individu à le droit à une sépulture décente, même s’il a fait de très mauvaises choses dans sa vie», glisse-t-elle, s’en référant à la Convention de Genève, selon laquelle le «respect absolu de l’ennemi qui est tombé s’étend audelà de la mort».

Dans le règlement intérieur du cimetière affiché dans l’étroit bâtiment qui permet d’y accéder, on lit dès la deuxième ligne que «la dignité du cimetière n’est pas compatible avec des manifestat­ions à caractère politique». Une exhortatio­n qui semble avoir été un peu trop prise au pied de la lettre par les dignitaire­s allemands : il a fallu attendre 2004 pour qu’un chancelier se rende aux cérémonies du débarqueme­nt. La suite est racontée dans l’exposition du cimetière militaire allemand : «Cette année-là, Gerhard Schröder renonce à effectuer une visite à La Cambe, car il craint qu’un tel déplacemen­t ne soit interprété comme un hommage aux membres de la Waffen SS qui y sont enterrés.» Le chancelier préféra se rendre au cimetière britanniqu­e de Ranville, où des soldats de la Wehrmacht sont aussi enterrés.

«Il y a eu des actes qui ne relevaient pas du soldat qui perd les pédales, mais qui s’inscrivent dans une idéologie raciste et destructri­ce. C’est ce qui rend cette mémoire compliquée», souligne Hélène Miard-Delacroix, professeur­e d’histoire et de civilisati­on allemande à La Sorbonne. Un «passé qui ne passe pas», selon la formule consacrée. Mais la mémoire est aussi diplomatiq­ue : le 5 mai 1985, le chancelier Helmut Kohl reçoit le président américain Ronald Reagan au cimetière de Bitburg, dans l’ouest de l’Allemagne. Problème : 49 Waffen SS y sont enterrés. Le tollé est mondial. Cette année, une cérémonie est organisée au cimetière de La Cambe non pas le 6, mais le 5 juin. «On aimerait bien avoir un chancelier. Ce serait un grand pas», confie la conservatr­ice du Volksbund. Rien de tel à l’horizon.

Dans le cimetière normand, une poignée de jardiniers veille paisibleme­nt à l’entretien des 7,5 hectares où se côtoient hêtres et chênes. Un calme troublé par des nostalgiqu­es du IIIe Reich. «On a parfois des couronnes de fleurs avec un ruban nazi. On le signale et on l’enlève», témoigne Jérôme avant de retourner à sa débroussai­lleuse. En juillet 2015 et en juin 2018, la pierre tombale (un carré d’une quarantain­e de centimètre­s) du SS Michael Wittmann a été volée. Habile au combat, ce chef de char était devenu la coqueluche de la propagande nazie. Les plaintes déposées par le Volksbund sont restées sans suite. «Il y en a qui déposent sur sa tombe des petits tanks, des feuilles de chêne qui est l’arbre symbolique de l’Allemagne ou des photos», indique Marie-Annick Wieder. Devant sa pierre tombale, désormais scellée, l’herbe a laissé place à de la terre à force de piétinemen­ts.

Lettre anonyme

Le 7 février, un visiteur a remarqué un étrange symbole tagué au pochoir sur la statue qui surplombe le tumulus de six mètres de haut: un soleil noir. Constitué d’un enchevêtre­ment de svastikas, ce symbole est l’apanage des néo-nazis. Là aussi, une plainte a été déposée. «La gendarmeri­e ne voulait pas ébruiter le phénomène pour ne pas l’amplifier», témoigne Bernard Lenice, maire (sans étiquette) de La Cambe. Il y a deux ans, lui et le sous-préfet ont reçu une lettre anonyme. «Une lettre qui nous mettait en cause, avec des sigles nazis. Mais ça a été étouffé, ce sont des trucs dont on ne parle pas trop.» Pour Hélène Miard-Delacroix, ces «nazistalgi­ques» ne sont pas «un problème nouveau» : «C’est la même chose avec la maison natale d’Hitler en Autriche ou à Berchtesga­den où il avait son nid d’aigle.»

De l’autre côté de la route nationale, du côté des vivants, on se prépare aux cérémonies du «80e», comme on dit ici. A la mairie, la plaquette du programme des festivités vient de sortir de chez l’imprimeur. Bernard Lenice s’agace de ce que sa commune ne soit pas assez impliquée dans les cérémonies, même s’il le reconnaît : il y a du mieux. «Le cimetière allemand n’est pas vu comme il y a vingt ans: à l’époque, on hésitait encore à y aller car c’était encore…» – le septuagéna­ire cherche ses mots, il ne trouve pas. Sulfureux ? «Oui, c’est ça. Mais ça change avec les nouvelles génération­s… Il y a encore des anciens qui disent “les Boches” pour parler des Allemands.» Il ne faut pas confondre les nazis et les Allemands. Les morts et les vivants. •

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PhOTO LOU BENOIST. afP Cette année, une cérémonie est organisée au cimetière de La Cambe, non pas le 6, mais le 5.
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