UKRAINE Kharkiv, cité imprenable mais toujours bombardée
Depuis le 10 mai, les attaques sur la deuxième ville ukrainienne sont redevenues quasi quotidiennes. Dans le quartier de Novobavarsky, la population vit au rythme des doubles frappes.
Vendredi à 00 h 10, Anna est seule avec son chien dans son appartement de Kharkiv lorsqu’un missile russe S-300 s’abat sur son immeuble. Le chien s’enfuit dans la salle de bains. Anna, elle, a une obsession : récupérer les filets anti-moustiques de ses fenêtres soufflés par l’explosion et projetés à l’extérieur, au-delà d’une petite rangée d’arbres.
Elle descend, les cherche, les prend, et remonte. Au moment où elle met la clé dans sa serrure, un deuxième missile S-300 explose sur l’immeuble. Anna est projetée en arrière tandis que les étages supérieurs s’écrasent sur le sien. Elle est indemne, ou presque, juste quelques éraflures au bras droit et un pansement autour de l’oeil gauche. «Je ne comprends toujours pas pourquoi j’ai absolument voulu aller chercher ces filets anti-moustiques, cela n’a aucun sens, raconte-t-elle quelques heures plus tard. Les pompiers m’ont dit que j’avais eu une chance incroyable. Si j’avais attendu de reprendre mes esprits avant de descendre de mon appartement, je serais morte écrasée sous les décombres. Ça doit être Dieu.» Le chien s’en est sorti aussi.
Dans la moiteur de l’après-midi, la jeune femme blonde, boucles d’oreilles en forme de trèfle à quatre feuilles et baskets dorées, envoie des messages à ses proches pour les rassurer, assise sur un tuyau en face de son petit immeuble en briques de quatre étages du quartier populaire de Novobavarsky. Elle tend le bras pour montrer le deuxième étage, là où elle habitait, et où il n’y a désormais ni mur, ni plafond, ni porte, ni fenêtre, plus rien, seulement du vide, comme les deux étages du dessus.
Les deux frappes de vendredi ont tué trois voisins d’Anna et en ont blessé 25 autres, dont deux très gravement. Trois habitants, dont une mère et son gendre, ont disparu, coincés dans les gravats. «L’ennemi a de nouveau eu recours à la tactique de la double frappe, alors que les médecins, les secouristes et les forces de l’ordre étaient déjà sur place», a déclaré le gouverneur régional du Nord-Est, Oleg Sinegoubov.
«L’AMBIANCE EST CALME, TOUS ONT L’HABITUDE»
Vendredi après-midi, trois chiens de la Croix-Rouge cherchaient encore les disparus au milieu des tas de briques brisées et de tôle ondulée. Des pompiers attendent devant leur ambulance au cas où ils seraient retrouvés. Des employés municipaux découpent des plaques de contreplaqué pour remplacer les fenêtres soufflées dans un rayon de plusieurs dizaines de mètres. D’autres, sur une nacelle, coupent les branches des arbres noircis, aussitôt débitées en copeaux et évacuées dans une benne. Une ONG, World Central Kitchen, et un groupe de volontaires «L’âme de Kharkiv» ont installé des tables et distribuent cafés et biscuits. L’ambiance est calme, chacun fait ce qu’il a à faire. Tous ont l’habitude. «En ce moment, nous nous déplaçons plusieurs fois par semaine à cause des frappes», explique Roxana, cheffe dans un restaurant avant la guerre et dirigeante de «L’âme de Kharkiv» depuis.
Kharkiv, deuxième ville ukrainienne, à un peu plus de 30 kilomètres de la frontière russe, n’a jamais cessé d’être visée par l’armée de Moscou depuis le début de sa tentative d’invasion du pays, le 24 février 2022. Durant les premières semaines, les frappes ont été massives, ininterrompues, sans que la cité flanche. Elles ont ensuite un peu diminué, une environ chaque semaine. Mais depuis le 10 mai, et un nouvel assaut de l’armée russe au nord et nord-est de la ville, elles sont redevenues quasi quotidiennes.
Le 23 mai, au moins sept personnes ont été tuées et vingt blessées lors du bombardement de l’imprimerie Faktor-Druk, la plus grande du pays. «Le complexe de production a été détruit et des dizaines de milliers de livres ont été brûlés par cette frappe. Beaucoup de littérature pour enfants, de manuels scolaires, avait déclaré le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. La terreur russe ne doit jamais rester impunie. Pas à pas, nous veillons à ce que l’Etat russe ressente les conséquences et le prix de son diabolisme.»
«LES RUSSES SE VENGENT
SUR LES CIVILS»
Deux jours plus tard, c’est un hypermarché de bricolage de 15 000 mètres carrés qui a été visé par deux missiles, qui ont déclenché un incendie et l’effondrement du toit. Le bilan n’a cessé d’augmenter au fil des jours, s’établissant finalement à 19 morts. Selon l’agence étatique russe Tass, la frappe visait un «entrepôt militaire et un poste de commandement» dans le bâtiment. En réalité, environ 200 civils faisaient leurs courses lorsque les missiles ont explosé.
Devant ce qu’il reste de son immeuble, Anna raconte d’autres frappes, moins dévastatrices, sur son quartier de Novobavarsky. «Ces dernières semaines, il y a eu un drone suicide contre le commissariat, juste derrière. Et une frappe contre un autre immeuble. Ils ont aussi tiré dans la forêt à côté, où je vais promener mon chien.» A chaque fois, des cibles civiles. «C’est un quartier tranquille ici, avec beaucoup de personnes âgées. Il n’y a rien de militaire, aucun centre de commandement, aucun de stockage. Les Russes sont des bâtards, ils ne peuvent pas gagner militairement, sur les lignes de front, alors ils se vengent sur les civils.»
Les fronts se sont effectivement stabilisés au nord et au nord-est de Kharkiv. Dans les jours qui ont suivi leur assaut du 10 mai, qui a pris non pas par surprise les forces ukrainiennes, mais qui a révélé les failles de leurs défenses, les soldats russes ont avancé rapidement, prenant plusieurs villages, pour une superficie d’environ 180 kilomètres carrés, faisant fuir au passage des milliers d’habitants.
Ils ont depuis calé, sans parvenir à s’approcher suffisamment de Kharkiv pour qu’elle soit à portée de leur artillerie. Mais ils n’abandonnent pas. «De haut gradés ukrainiens ont indiqué que les forces russes transfèrent des renforts dans la province de Kharkiv», indique l’Institute for the Study of War dans sa note du 30 mai. Si la ville de Kharkiv est aujourd’hui imprenable, Moscou force l’armée ukrainienne, en sous-effectif, à renforcer ses positions dans la région au détriment des fronts du Donbass, dans l’est du pays.