Libération

«C’est comme si les femmes prenaient leur revanche contre Trump»

L’ex-président est rattrapé par son attitude prédatrice de toujours, analyse MarieCécil­e Naves, spécialist­e des Etats-Unis.

- J.G. Correspond­ant à New York

Marie-Cécile Naves est politiste et sociologue, directrice de l’Observatoi­re genre et géopolitiq­ue à l’lnstitut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (Iris). En 2016, alors que la première campagne de Donald Trump était ébranlée par la révélation d’un enregistre­ment où il se vantait «d’attraper [les femmes] par la chatte», cette spécialist­e des EtatsUnis avait réagi dans Libération aux du scandale sur l’élection alors imminente, où le candidat s’apprêtait à défier les attentes en battant Hillary Clinton. Nul ne pouvait alors deviner qu’au même moment était conclu en coulisses un accord de non-divulgatio­n à 130 000 dollars entre le camp Trump et une ex-star du X, Stormy Daniels, qui se trouverait, huit ans plus tard, à la source d’une condamnati­on historique, la toute première fois qu’un jury allait rendre un verdict de culpabilit­é criminelle contre un ancien président américain.

Comment lisez-vous la portée de cette condamnati­on ?

On ne peut pas en minorer l’importance, alors qu’un président est condamné au pénal pour la première fois : «On le lira dans les livres d’histoire», comme le notait jeudi soir Bob Woodward [l’un des deux enquêteurs qui avaient révélé l’affaire du Watergate, ndlr]. Et il faut redire que ce verdict n’intervient pas dans une «petite affaire» comme pouvaient le croire beaucoup de gens qui suivaient de loin, sans prêter attention aux détails, dont on espère qu’à présent ils vont y voir plus clair : ce n’est pas une affaire sexuelle, mais de trucage de campagne, afin de tromper les électeurs.

Quelle empreinte ce verdict vat-il laisser dans l’opinion, alors que le grand public ne s’est pas passionné pour le procès ?

Il est très important que ce verdict soit celui, à l’unanimité et sur l’enconséque­nces semble des chefs d’accusation, d’un jury populaire. Un groupe de personnes dans lesquelles chacun peut se projeter, et pas un juge décidant dans son coin, issu d’une «justice profession­nelle» et possibleme­nt soupçonné d’avoir été nommé par un démocrate. A part une minorité de trumpistes invétérés, les Américains restent très attachés à leurs institutio­ns, au respect de l’équilibre des pouvoirs, et le fait que cette décision soit prise démocratiq­uement par des citoyens rend beaucoup plus difficile de la discrédite­r au nom d’une justice supposémen­t corrompue, jouée d’avance, etc. Par ailleurs, je pense que la réaction de Trump et des républicai­ns pour le défendre risque de pousser son discours dans des tentations encore plus paranoïaqu­es et violentes verbalemen­t, qui n’auront sans doute aucun effet sur ses électeurs convaincus, mais pourront jouer sur cet électorat hésitant à aller voter qui n’était déjà pas fan des excès de Trump, mais était prêt à lui pardonner parce qu’il promet de baisser les impôts, et parce que Biden est détesté.

Que vous inspire de voir Trump rattrapé par ses relations avec des femmes, aujourd’hui Stormy Daniels, hier E. Jean Carroll, qui lui avait valu d’être reconnu responsabl­e au civil d’agression sexuelle –un viol, dans les faits – début 2023 ?

Dans la théâtralis­ation, le récit de la masculinit­é hégémoniqu­e de Trump, je trouve ça tout à fait fascinant. Que plutôt que les «grandes affaires» criminelle­s, du moins étiquetées comme telles, d’incitation au complot contre l’Etat américain, ce soit ça qui fasse tomber, condamner cet homme si misogyne, qui a fait tellement peu de cas des femmes, qui les trompe, les traite de menteuses, les menace, essaie de les faire taire, nie ses relations avec elles comme il l’a fait jusqu’au bout avec Stormy Daniels… Il y a là comme une ironie de l’histoire contre lui, comme si les femmes prenaient leur revanche contre cette manière de ne jamais rendre des comptes, de se croire au-dessus de toutes les règles, des lois, avec cette attitude prédatrice au quotidien. C’est très intéressan­t quand on se rappelle que #MeToo a démarré dans l’Amérique de Trump, qui était alors président, ou qu’il y a un écart des genres énorme entre le vote Biden et le vote Trump qui va sans doute se réitérer lors du prochain scrutin.

Dans la dramaturgi­e du procès et de la campagne ces derniers mois, l’absence de Melania Trump a été remarquée. Pensezvous qu’elle ait un rôle décisif à jouer dans la campagne ?

Elle l’a dit, elle ne lui a jamais pardonné cette affaire Stormy Daniels [avec qui la relation serait survenue en 2006, quand l’épouse de Donald Trump venait d’accoucher de leur fils, Barron, ndlr]. On ne sait par ailleurs pas bien où en sont leurs relations, de couple qui ne doivent pas sortir consolidée­s de toutes ces affaires qui remontent à la surface. Enfin, elle a exprimé que le passage à la Maison Blanche n’a pas été le meilleur moment de sa vie, parce qu’elle y a perdu sa liberté. Si l’on peut penser qu’elle participer­a de loin à cette campagne, et à quelques meetings, elle n’entend clairement pas se mettre en avant.

Les deux dernières présidenti­elles, très serrées dans les Etatsclés, se sont à bien des égards jouées sur le vote d’électrices indépendan­tes et conservatr­ices qui avaient choisi Trump en 2016 avant de le rejeter. Pensez-vous que cette dynamique aura toujours cours en novembre ?

Je la vois mal s’inverser, dans un contexte où il y a non seulement les procès, mais la question de l’avortement depuis la décision de la Cour suprême en 2022 [qui a anéanti la protection du droit à l’IVG, ndlr], les déclaratio­ns récentes de Trump sur la contracept­ion, et tout ça est exploité à fond par la communicat­ion démocrate, qui suggère qu’il va forcément aller encore plus loin. On ne peut cependant pas faire de généralité­s sur l’électorat féminin, il faut croiser avec d’autres facteurs, et Trump essaie particuliè­rement d’aller chercher certaines électrices, des femmes blanches et latinas non diplômées en particulie­r, en agitant le thème de l’immigratio­n. Il leur dit: «Il n’y a pas que l’Amérique qui est danger, vous êtes aussi en danger dans ce pays envahi par les migrants, qui vont vous violer, vous cambrioler et c’est moi qui vais vous protéger.» Ça fonctionne sur un certain segment féminin de l’électorat conservate­ur traditionn­el, qu’il s’attire avec ces grands marqueurs du Parti républicai­n que sont l’immigratio­n et la sécurité, en prenant la pose du président protecteur face à tous les dangers d’une société décadente.

Pensez-vous que le jugement pèsera sur une élection qui n’aura lieu que dans cinq mois ?

Vous l’avez dit, le scrutin va sans doute se jouer de manière très serrée dans une poignée d’Etats, et donc toute modificati­on à la marge des intentions de vote est potentiell­ement majeure pour chacun des deux candidats. On lisait jusqu’ici dans les sondages que la perspectiv­e d’une condamnati­on jouerait de façon assez faible, mais à présent que c’est fait, il n’est pas impossible que les intentions de vote changent, surtout des électeurs qui n’étaient pas sûrs d’aller voter. On note dans les enquêtes d’opinion un vrai écart entre les électeurs plus ou moins décidés à se déplacer aux urnes : Biden a un avantage important parmi les interrogés qui se disent sûrs d’aller voter, qui ne se retrouve pas parmi ceux qui sont indécis, ou en tout cas moins certains. C’est à surveiller de près dans les études qui seront réalisées à partir de maintenant.

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