Libération

«Eephus», c’est de la balle

Dans son premier film, Carson Lund transforme un match amateur en odyssée, dont les enjeux dépassent largement les limites d’un petit terrain de Nouvelle-Angleterre.

- QuinzainE dEs cinéastEs OLivier LaMM

EEphus de Carson Lund, avec Keith William Richards, Frederick Wiseman, Cliff Blake… 1 h 38.

Une eephus n’est pas un animal ni un dramaturge oublié de la Grèce antique mais une manière de lancer la balle au baseball qui se caractérise par sa fausse négligence et sa trajectoir­e en courbe, et l’état de confusion dans lequel elle jette le frappeur qui éprouve les plus grandes difficultés à décider quand s’élancer. Carson

Lund, chef opérateur et réalisateur au coeur d’Omnes Films, collectif de cinéastes indépendants qui monte à Los Angeles et compte dans ses rangs Tyler Taormina, en fait le titre et le motif central de son premier long métrage. Mais qu’on ne prenne pas son choix d’un mot rare pour de la pédanterie et sa placidité pour de la mollesse : Eephus est un film véloce

nd et vif qui dit beaucoup sur les Etats-Unis et les désirs de cinéma qui agitent la génération qui arrive. «Le baseball, on attend pendant des heures que ça commence et paf, c’est fini», dit un personnage, plus enthousias­te qu’il n’y paraît. L’histoire d’Eephus en est à peine une. Dans une petite ville de Nouvelle-Angleterre, dans les années 90, deux équipes amateurs, les Riverdogs et les Adler’s Paint, s’affrontent pour la dernière fois. Une voix à la radio (Frederick Wiseman au caméo vocal) l’annonce en préambule, le terrain va bientôt être détruit pour faire place à une école. Autant dire que l’enjeu du match est minimal (on compte deux spectateur­s, un petit vieux du coin et Franny, amateur limite maniaque qui consigne toutes les actions dans les grilles d’un cahier d’entraîneur) sauf pour les joueurs eux-mêmes, amateurs de tous les âges et pour la plupart en condition physique douteuse, mais qui voient effectivem­ent une partie de leur monde s’évanouir avec la disparitio­n de leur hobby.

Eephus filme le match comme une partie de campagne entre couilles, enfilade d’événements minuscules, d’échanges drolatique­s entre une bonne vingtaine de personnage­s et d’actions plus ou moins médiocres sur le terrain. Le récit, délicatement saturé de voix et bruits environnan­ts (Carson Lund cite Robert Altman), papillonne à leur niveau, nonchalamm­ent dans les premières heures, puis de plus en plus nerveuseme­nt au fur et à mesure que la journée avance, que le match s’éternise, que les interactio­ns sur le terrain se lestent de pathos, que la fin devient réalité.

Et alors que les joueurs plongent dans l’obscurité (personne n’a pensé à payer l’électricité pour les éclairages), on se souvient que Philip Roth avait intitulé son roman sur le baseball le Grand Roman américain. Luisant de son cadre bucolique (une Nouvelle-Angleterre luxuriante, photograph­iée comme du Norman Rockwell légèrement délavé), Eephus en est un, de «grand roman américain», embrassant beaucoup plus qu’il ne l’annonçait avec son petit match amateur. La vie de quelques gars pour dire la vie de leur ville, la vie de leur pays, hier et aujourd’hui – Eephus, qu’est-ce que c’est drôle, qu’est-ce que c’est triste, qu’est-ce que c’est bien.

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Photo Film Constellat­ion Eephus filme le match comme une partie de campagne entre couilles.

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