Libération

INSTINCT SUSPENDU

Barry Keoghan Habitué aux rôles de gamin bizarre, l’Irlandais au passé rude et au jeu instinctif incarne un père bordélique et aimant dans «Bird» d’Andrea Arnold.

- Marie KLoCK Photo Laura StevenS. ModdS

Il y a ce vieux daron en smoking, dans une nouvelle boîte cannoise sélecte, qui présentera­it bien s’il n’y avait ce souffle fétide d’alcool fort et cette sale patte poisseuse qui ne lâche pas la nôtre sous prétexte d’un baisemain. Et il y a le père imaginé par Andrea Arnold dans Bird, impulsif et surtatoué, lui-même à peine entré dans l’âge adulte et complèteme­nt dépassé par ses deux ados avec qui il vit dans un squat peu ragoûtant dans le nord du Kent où l’alcool et la drogue circulent sous les yeux des enfants. Quelle élégance pourtant dans ce personnage bordélique mais profondéme­nt aimant incarné par Barry Keoghan, son accent à couper au couteau, sa dégaine de loubard, son aisance folle en trottinett­e électrique débridée. L’Irlandais coutumier des rôles de gosse bizarre – tueur de chat dans la série Love / Hate, adolescent inquiétant chez Lánthimos (Mise à mort du cerf sacré), fils simplet dans les Banshees d’Inisherin – a aujourd’hui 31 ans et se réjouit de jouer enfin un rôle de père. «C’est très nouveau pour moi, ça m’a poussé à aller chercher un endroit que je ne pensais pas réussir à atteindre. J’ai beaucoup appris. Enfin, on apprend sans arrêt, à chaque nouveau travail. Sur soi-même, sur ses limites…»

«Combats». Dans la vraie vie, Keoghan a passé le cap de la paternité en 2022 mais reste discret sur le sujet, de même qu’il évite autant que possible de s’étendre sur sa jeunesse dont il a passé une grande partie ballotté entre plus d’une dizaine de familles d’accueil, sa mère étant morte d’une overdose d’héroïne quand il avait 12 ans. «Je ne développer­ai pas, j’en ai déjà parlé dans des interviews.» Il convient tout de même qu’il a eu «quelques combats rudes à mener» en grandissan­t, que son histoire personnell­e lui a donné «une porte d’entrée» dans le film d’Andrea Arnold, que certains «parallèles indéniable­s» l’ont aidé à s’identifier au personnage de Bug, qu’il décrit comme «égoïste mais inoffensif». Pour autant, il souligne : «S’il y a certaines similitude­s, ce qui m’intéresse, c’est plutôt de chercher les différence­s. Je n’ai pas du tout envie de jouer mon propre rôle à l’écran.» Et bien qu’il sente que son passé lui collera toujours au corps, il relativise : «Aujourd’hui, je le convoque quand j’ai besoin de le convoquer, j’y accède de façon beaucoup plus constructi­ve. La maturité fait bien son travail.»

Avec Andrea Arnold, il se sent d’abord décontenan­cé par la méthode. «Elle ne vous montre pas le scénario, elle ne vous donne pas la possibilit­é de comprendre l’histoire ; au lieu de ça, elle se concentre uniquement sur votre motivation profonde et vos objectifs. C’était une découverte totale et j’ai adoré, parce que j’aime l’imprévu, j’aime ne pas avoir pu répéter, j’aime être surpris au moment où j’ai baissé la garde. Ça pousse à jouer à l’instinct.» Quand il parle de son travail, il bute sur le mot travail. «Peut-être que vous allez trouver ça bizarre mais la difficulté, pour moi, c’est un truc familier. Je ne recherche pas le confort. Quand il s’agit de jeu, de scènes, de personnage­s, je ne qualifiera­is jamais rien de difficile, parce que j’aime ce que je fais. Je n’aime pas trop le terme de travail, je ne fais pas des films pour travailler, pour remplir des vides. Je pourrais très bien passer un ou deux ans sans tourner si aucun projet ne se présentait avec lequel je ressentira­is une connexion forte. J’attends d’un film qu’il m’élève, en tant qu’acteur mais aussi en tant que personne.»

Il est beaucoup question de refuges et d’échappatoi­res dans Bird, et l’acteur admet volontiers qu’il a trouvé dans le cinéma une forme de réconfort. «Ne pas avoir de base, bouger sans arrêt, jouer, ça a quelque chose de thérapeuti­que pour moi. Quand j’ai commencé à jouer, ça a été un soulagemen­t. C’était un moyen de parler… de parler pour de vrai.»

Gourmette. Dans un des blancs dont il nous gratifie après chacune de ses réponses, sa grosse gourmette argentée attire notre attention. «En fait, c’est juste du plastique. Ça vient du tournage de Bird, la costumière m’a dit de choisir un bracelet et celui-là m’a intrigué parce qu’il y avait écrit “Debbie” dessus alors qu’il n’y a aucune Debbie dans le film.» Blanc. Mais alors, connaît-il une Debbie ? «C’était le prénom de ma mère.»

 ?? ?? Barry Keoghan à Cannes, vendredi.
Barry Keoghan à Cannes, vendredi.

Newspapers in French

Newspapers from France