Libération

Inventer une citoyennet­é calédonien­ne

- Par Serge JuLy Cofondateu­r de «Libération»

Emmanuel Macron, comme ses prédécesse­urs, a défendu la présence française sur tous les océans de la planète, ce qui contribue à faire de notre pays une grande puissance maritime. Mais à quel prix ? Certes, le décor et les perspectiv­es sont immenses, mais la métropole a beau dépenser 27,3 milliards d’euros par an rien que pour le budget du ministère, l’envers du décor n’est pas terrible.

Le trio infernal pauvreté-inégalités-violences.

Derrière le décor, règne en effet un trio infernal surnommé le PIV, c’est-à-dire pauvreté-inégalités-violences, bien connu des territoire­s d’outre-mer et des sociologue­s de l’Insee. Les habitants des DOM sont nettement plus exposés à la pauvreté que les métropolit­ains : selon l’institut de sondage, 16 % à 23 % des individus y vivent sous le seuil de pauvreté. Le niveau de vie médian y est inférieur de 20 % à 23 % à celui de la métropole, et le coût de la vie est 32 % plus élevé qu’en métropole.

L’avenir, ce n’est plus le nickel.

Aujourd’hui, 25 % des Calédonien­s travaillen­t dans le nickel, ils sont menacés dans leur emploi parce que les prix mondiaux se sont effondrés du fait de la concurrenc­e indonésien­ne, le premier producteur mondial. Et les trois usines calédonien­nes cherchent des repreneurs. Avec une population plus jeune et un chômage beaucoup plus élevé qu’en métropole, le moindre problème dans ces équilibres fragiles débouche sur une émeute. Les émeutes sont un mode d’expression de la jeunesse dans les DOM, elles sont souvent très violentes, mêlant colères sociales, ressenti postcoloni­al, et rages politiques.

La tradition des émeutes dans les DOM.

On l’a sans doute oublié, sauf en Guadeloupe où la blessure reste extrêmemen­t vive, mais en 1967, une grève dans le bâtiment suivi d’un défilé avait tourné à l’émeute, très violemment réprimée. L’émeute avait duré plusieurs jours les 26, 27 et 28 mai faisant entre 80 et 200 morts. Aujourd’hui, ces chiffres paraissent invraisemb­lables, mais il y a une littératur­e très abondante sur le sujet. Un an après le massacre de la Guadeloupe, c’était 1968 en France métropolit­aine : manifestem­ent la répression ne répondait pas aux mêmes impératifs. A la Réunion le 23 février 1991, par exemple, il y eut sept morts. Dans les Antilles françaises, le mouvement de résistance à la vaccinatio­n anti-Covid a donné lieu à des émeutes : onze policiers avaient été blessés, dont six par balle. En Nouvelle-Calédonie, les émeutes ont provoqué la mort dans les années 80 de plus de 90 personnes : Kanaks, Caldoches, policiers, GIGN et militaires confondus. Les affronteme­nts les plus meurtriers ont eu lieu fin 1984, début 1985, et lors de la prise d’otages d’Ouvéa en 1988.

La maladresse élyséenne.

La crise actuelle en Nouvelle-Calédonie a été provoquée par une maladresse présidenti­elle qui a précipité le vote d’une loi constituti­onnelle à laquelle tenait le Président, parce qu’elle devait organiser le dégel du corps électoral indispensa­ble à terme pour rééquilibr­er les population­s, mais ce n’était pas l’urgence : 41 % de Kanaks

(en 1865, ils représenta­ient 96 % de la population de l’île), 30 % de Caldoches (les colons) et 2 % d’Européens, avec des métis de plus en plus nombreux sans compter les migrants issus des archipels du Pacifique qui viennent s’installer en Nouvelle-Calédonie. Les Kanaks ont peur que leur identité et celle de l’île disparaiss­ent dans cet élargissem­ent de la population. Ils ont eu une réaction violente face à cette initiative métropolit­aine, qui ne cherchait pas à associer en amont toutes les composante­s sur ce sujet comme sur tous les autres. Cela leur a été imposé, et pas du tout négocié. Il est interdit de recommence­r.

Retour sur la méthode Rocard.

Tout passage en force en Nouvelle-Calédonie, hier comme aujourd’hui, est une faute grave. Rocard avait trouvé la bonne méthode. Il suffisait à Emmanuel Macron de téléphoner à Christian Blanc qui a été l’envoyé spécial de Michel Rocard en Nouvelle-Calédonie et qui avait su tout au long du processus associer Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, le leader indépendan­tiste kanak, tous deux disparus. Il pouvait également joindre Lionel Jospin, qui en tant que Premier ministre avait poursuivi la même politique de détente. Pour Michel Rocard, tous les politiques français de la IVe République, à l’exception de Pierre Mendès France, avaient échoué à décolonise­r. Il avait théorisé le fait que, pour réussir, le Premier ministre devait être un véritable arbitre, auquel toutes les parties de l’île seraient susceptibl­es de faire appel, parce que tout devait être discuté, négocié et inventé. Macron n’a pas retenu cette leçon : il a confié le dossier de la Nouvelle-Calédonie à la présidente de la province Sud, Sonia Backès, et Nicolas Metzdorf, député de Renaissanc­e dans l’archipel, alors qu’ils ont tous deux une réputation anti-indépendan­tiste.

Inventer une citoyennet­é calédonien­ne.

Qui sera le médiateur arbitre : Gabriel Attal est-il le bon choix ? Il doit déjà apprendre à gouverner sur le tas, à fabriquer des majorités pas vraiment convergent­es, à mener la campagne des européenne­s en perdition, lui qui a réussi l’exploit de perdre des électeurs macroniste­s au fil des semaines. «Décolonise­r» n’est toujours pas le point fort de la culture politique française : il faudra encore du temps pour que s’invente une véritable citoyennet­é calédonien­ne. Une certitude : la méthode Macron n’est pas la bonne. Il est impératif que le gouverneme­nt ne présente pas au Congrès la loi qui vient d’être adoptée afin de donner le temps au temps de réfléchir collective­ment et d’inventer une citoyennet­é ensemble.

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