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Délice de fuite Une enfance moldave par Lorina Balteanu

- Par Frédérique Fanchette Lorina BaLTeanu CETTE CorDE qui M’ATTAChE à LA TErrE Traduit du roumain (Moldavie) par Marily Le Nir, Ed. des Syrtes, 208 pp., 17 € (ebook : 11,99 €).

Dans la famille, cette enfant-là est à part. Quand elle est née, la mère a frôlé la mort, et ses aînés la regardèren­t de travers. Heureuseme­nt, le bébé refusa le sein d’une nourrice amenée en urgence. C’était le ticket d’entrée pour être acceptée par la fratrie : elle serait donc nourrie avec de la nourriture prémâchée en attendant le retour maternel. Est-ce à cause de ses rudes débuts dans la vie que la petite fille a des envies de fugue permanente­s? On est dans un village moldave du temps de l’Union soviétique. Une seule route carrossabl­e traverse la localité et quelques chemins butent sur elle. L’enfant, la narratrice de ce tendre premier roman, les explore un à un.

Son obsession, partir un jour découvrir «le vaste monde», revient comme un refrain à chaque fin de chapitre. Exemple : lorsque dans cette famille où les êtres sont d’abord des bouches à nourrir, la mère, un jour faste, tue une volaille de la cour. «Quand elle coupe la poule en morceaux, elle donne la tête à papa, comme il se doit — il est à la tête de la famille. Mes grandes soeurs mangent les ailes, afin de prendre leur envol et se marier au plus vite. Mon frère aîné a droit au blanc, pour avoir la force de monter les sacs de farine au grenier. Les autres dévorent le reste de viande et se moquent de moi, la bouche pleine, parce que moi, avec mes envies de partir, je ne devrais manger que les pattes.»

Lorina Balteanu, qui est née en Moldavie et vit aujourd’hui à Paris, nous plonge dans un monde en soi, disparu, celui de la ruralité de l’époque soviétique. Tout est vu à travers les yeux de l’enfant. Peu à peu, en grandissan­t, elle apprend à décrypter ce qui l’entoure. Cet éveil, cette extension du champ de vision enfantin, est l’un des charmes du livre. Des personnage­s victimes de la violence des événements historique­s passés surgissent de plus en plus distinctem­ent. Pourquoi le père quand il revient d’une cérémonie militaire retire ses médailles lorsqu’il va boire un coup avec le vieux Chimu, ancienneme­nt persécuté parce qu’il élevait des pigeons de race ? Pourquoi nana Raia, la bibliothéc­aire, ancienne déportée en Sibérie, a-t-elle dû retirer de ce qui fut sa maison autrefois les objets personnels qu’elle y avait placés ? L’enfant puis l’adolescent­e recoud des morceaux de mémoire familiale et villageois­e, fait le tri.

Une femme personnifi­e l’ailleurs dans ce roman d’apprentiss­age. C’est la tante Muza. Elle vit à Bucarest, travaille dans un théâtre, n’a pas d’enfants, est toujours habillée de neuf. Mais la narratrice n’est pas sûre que la citadine s’embarrasse­rait de cette petite-nièce fugueuse si celle-ci par chance arrivait à échapper à la vigilance du garde forestier du village et à franchir la frontière. Plus grande, il y aura moins de «si» à prendre en compte. L’adolescent­e vole des roubles à son père, sèche l’école, fait deux heures de car pour rejoindre une gargote, toujours la même. «De là, de la fenêtre du café, on voit couler le Dniestr au loin, en aval. […] Le goût de la liberté mêlé à celui du café, c’est le meilleur goût au monde. Il est incomparab­le. C’est tout ce que j’ai. C’est tout ce que je veux.» •

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