Saint Laurent, de films en aiguille
Déjà partenaire du Festival, la maison de couture, qui a créé une filiale de production de films, a financé trois oeuvres en compétition officielle. Un mélange des genres qui inquiète.
Le placement de produit à la papa, les égéries à la Tati, les montres de James Bond, la Lamborghini Murciélago de Batman Returns, la robe Chanel de Jeanne du Barry de Maïwenn… Oubliez, c’est le passé. Le 22 février 2023, Saint Laurent inaugurait une nouvelle ère des liens entre marques et cinéma avec Saint Laurent Productions, filiale venue du futur du marketing permettant désormais à la maison du groupe Kering (François Pinault) de coproduire des films – donc d’en détenir des droits – en plus de chapeauter la création de costumes. Par «films», n’entendons pas «clips promotionnels» ni même «fiction romançant l’univers de la marque» comme en commandent depuis les années 2010 différentes marques de luxe à de fameux cinéastes. Le futur de la pub, on vous a dit, une sorte de «rencontre du troisième type». Avec des types sapés comme jamais.
Liberté de création
A partir de ce samedi, le Festival de Cannes présentera en compétition officielle trois projets portés par ce nouvel acteur du marché : Emilia Perez, de Jacques Audiard, une comédie musicale dans l’univers des cartels de la drogue au Mexique, Parthenope, de Paolo Sorrentino, présenté comme une épopée féminine napolitaine, et le thriller sur le deuil de David Cronenberg, les Linceuls. Films pour lesquels le directeur artistique de Saint Laurent, Anthony Vaccarello, fut associé aux discussions sur le scénario, le casting, les costumes – «au même titre que tout autre producteur», précise-t-on en interne.
Voici donc les premiers «longs» maison, après quelques courts : en 2019 déjà, Anthony Vaccarello accompagnait Lux AEterna de Gaspar Noé, puis en 2023 le western de Pedro Almodóvar Strange Way of Life, première créature mutante sortie sous drapeau officiel «Saint Laurent Prods» suivie de Film annonce du film qui n’existera jamais : «Drôles de Guerres», signé par un autre jeune créateur émergent nommé Jean-Luc Godard (lire page 26) – lui qui fut le grand penseur de ce que nous fait subir l’image publicitaire.
Il n’y a pas lieu d’ironiser, précisait mercredi Anthony Vaccarello au magazine Vogue. D’une part, il compte bien soutenir à l’avenir de jeunes réalisateurs, après les génies qu’il rêvait de rencontrer : Almodóvar ou Cronenberg, puis peut-être Scorsese ou Coppola. Ensuite, la question du financement des films se pose, même pour les plus grands. En France, où nombre de professionnels s’inquiètent de nouvelles orientations stratégiques du CNC au service de la rentabilité des oeuvres, comme aux Etats-Unis, où les grands studios autant que les streamers (Netflix et cie) se préoccupent de moins en moins des moyens budgets et des films d’auteurs au profit des blockbusters. Anthony Vaccarello : «Il est aujourd’hui de plus en plus difficile d’obtenir le budget nécessaire pour faire ce qu’ils veulent sans devoir changer leur vision.» Lui, biberonné aux cinémas de Pasolini ou Fassbinder, assure garantir leur liberté de création. Evidemment, certains acteurs du secteur s’alarment des marges exactes de cette «liberté» : après la signature des costumes, le placement des égéries Saint Laurent au casting? Le site FashionUnited ose un parallèle : «En réalité, la question est la même que lorsqu’un industriel, ou autre structure privée, rachète un groupe de presse.»
Catherine Deneuve, égérie de la marque, trouve le lancement de cette filiale «courageux». «C’est une bonne chose pour le cinéma», auraitelle même avancé, selon des propos rapportés par Anthony Vaccarello, qui se dit pour sa part évidemment conscient que «certains producteurs français sont réticents à l’idée qu’une maison de couture produise des films. Ils n’y sont pas habitués. C’est bien de changer les règles». De toute façon, elles ont déjà changé depuis plusieurs années. Les règles de l’indépendance des festivals et des prix vis-à-vis de leurs prestigieux partenaires, par exemple, ne cessent d’évoluer.
Chaîne alimentaire
Catherine Deneuve, égérie de la marque, trouve le lancement de cette filiale «courageux». «C’est une bonne
chose pour le cinéma», aurait-elle avancé selon des propos rapportés par Anthony Vaccarello.
Alors, se demande Chloé Delaporte, professeure de socioéconomie du cinéma à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, pourquoi jouer les effarouchés aujourd’hui ? Depuis plusieurs semaines, ses réseaux sociaux ne parlent que de ça : du fait que les longs métrages coproduits par Saint Laurent concourent en compétition officielle au Festival de Cannes, un événement dont la marque est justement depuis des années l’un des plus prestigieux partenaires dans la chaîne alimentaire des partenariats cannois mise en place sous la présidence de Gilles Jacob. Mais, encore une fois, souligne Chloé Delaporte, ce coït publiquement effectué sur la Croisette avait ses préliminaires. En 2015 déjà, développe-t-elle, le groupe Kering (qui détient Saint Laurent) lançait ses propres récompenses à Cannes avec l’événement «Women in Motion», «une pure opération de purple washing, pleinement intégrée au Festival ! Les organisateurs de la Queer Palm n’ont jamais réussi, eux, à faire venir Thierry Frémaux à leur cérémonie qui récompense pourtant, contrairement à Women in Motion, un film du Festival». Attention, personne ici ne découvre que le Festival de Cannes est une place de marché, cependant, rappelle la chercheuse, et contrairement à des événements de moindre envergure qui voient leurs dotations publiques baisser, «avec ses 20 millions d’euros de budget, Cannes n’a pas la même nécessité à faire entrer dans le jeu des acteurs privés».
Saint Laurent n’a «aucun chiffre à communiquer» à Libé sur les montants engagés en production dans les trois films cannois. Mais la maison précise : seuls les costumes des personnages principaux ont été conçus par Saint Laurent, parfois en puisant dans les archives des collections signées Anthony Vaccarello, parfois en les réalisant spécifiquement pour le film. Ils ne seront pas «nécessairement» commercialisés. Anthony Vaccarello insiste encore dans Vogue : il ne s’agit pas d’aller caser un sac en séquence d’ouverture d’un film, ni «de produire un film sur la mode (ou d’instrumentaliser un film) pour faire briller la marque». Laissons ces stratégies trop clinquantes à LVMH, qui a contre-attaqué en février en lançant 22 Montaigne Entertainment, société qui «coordonnera les liens avec l’industrie du divertissement» au nom de ses plus de 75 maisons et vient de lancer un appel aux cinéastes pour «raconter les histoires de chaque maison». Pourquoi pas, mais ça aussi c’est le passé. A l’avant-garde de la «dépublicitarisation» de sa marque, Saint Laurent affirme inaugurer au contraire un futur moins bourrin, plus élégant, pour le cinéma. Une sorte de slip sans coutures apparentes mais qui vous maintient bien les bourses.