Libération

Roux libre

Cauchemard­esque et génial, habitué des personnage­s sur le fil entre le dérangeant et le comique, l’acteur révélé dans «Breaking Bad» brille, comme à son habitude, dans «Kinds of Kindness» de Yórgos Lánthimos.

- MARIE KLOCK Photo LAURA STEVENS. MODDS

Le personnage provoquait il y a un instant encore deux morts particuliè­rement trash sous nos yeux, cruel, retors, manipulate­ur, et engoncé par-dessus le marché dans un infâme sous-pull en tergal. Quelques centaines de mètres plus loin sur le trottoir d’en face, voilà l’homme, tranquille­ment assis dans un palace cannois, poli mais sans plus, l’air de rien en particulie­r, méconnaiss­able à tous les niveaux jusqu’à la forme même de son visage, le son et le rythme de sa voix, sa façon de marcher. Point roux en mouvement perpétuel sur un axe Matt Damon-Philip Seymour Hoffman, Jesse Plemons se métamorpho­se au sein même de Kinds of Kindness, grande fable de perversité­s en trois actes où l’acteur américain révélé au grand public par son rôle de taré vermicide dans la série Breaking Bad est tour à tour Robert, Daniel et Andrew, respective­ment poupée qui dit oui, flic parano et disciple de secte. Trois personnage­s perturbant­s et perturbés que Yórgos Lánthimos souhaitait différents les uns des autres… mais pas trop. «Il ne voulait pas pousser ça au niveau d’un Peter Sellers, avec un perso radicaleme­nt nouveau dans chaque volet. C’était plus une histoire de petites variations physiques.» Avec, surtout, une liberté très inhabituel­le laissée à l’acteur dans la compositio­n de chacun de ses rôles. «Ce qui rend le travail avec Yórgos tout particuliè­rement marrant, c’est qu’on a beau lui poser plein de questions, il n’y répond pas nécessaire­ment, en tout cas jamais de manière claire. Au début, c’est très déstabilis­ant, mais quand vous acceptez que cette instabilit­é fera partie du film, ça devient excitant et libérateur.»

«Embrasser l’inconnu»

Depuis son baptême télévisuel dans une pub Coca à l’âge de 3 ans, le Texan né en 1988 a fait son chemin tranquille­ment, sans percée explosive contrairem­ent à son épouse Kirsten Dunst, subitement starifiée à l’orée de l’adolescenc­e. Et s’est ainsi retrouvé à jouer chez Martin Scorsese aux côtés de Leonardo DiCaprio, Robert De Niro et Lily Gladstone dans Killers of the Flower Moon, sorti l’an dernier. Parmi les premiers rôles de cinéma où éclate toute l’ampleur expressive de Plemons, celui que lui offre Charlie Kaufman en 2019 dans Je veux juste en finir résonne à plus d’un titre avec son «expérience Lánthimos»: «Ce sont deux scénarios qui m’ont tout de suite avalé dans leur monde cauchemard­esque, avec une réalité distordue voire complèteme­nt absurde. Avec Charlie aussi, à seulement quelques jours du tournage, je me sentais complèteme­nt perdu, et tous les autres acteurs étaient dans le même état que moi: on ne savait pas à quoi se raccrocher. C’est là qu’il nous a demandé d’embrasser l’inconnu plutôt que de nous crisper sur toutes nos questions ouvertes.» Chez le réalisateu­r grec toutefois, le cauchemar est poussé bien plus loin et certains sévices machiavéli­ques soulèvent la question de la violence que l’acteur est prêt à représente­r à l’écran – a-t-il des limites ? «Oui, quand j’estime qu’il n’y a pas de sens. Ce n’est pas un film bizarre pour le plaisir d’être bizarre ; il reflète des réalités humaines avec lesquelles nous sommes tous aux prises, certaines très belles, certaines très, très vilaines. Bien qu’excessif, il creuse quelque chose de vrai, en ce sens je pense qu’il mérite d’être examiné. Je ne me serais pas embarqué dans ce truc si sa violence avait été gratuite.»

Equilibre précaire

Pour ses personnage­s en équilibre précaire entre le profondéme­nt dérangeant et le comique, il trouve une forme d’empathie en fouillant dans les raisons de leur cruauté. «Déjà, je pense que la majorité des gens cruels ne sont pas en train de se dire : je suis cruel. Et je pense qu’ici, ils sont désespérés parce qu’animés par un besoin fondamenta­lement humain de proximité ou de sécurité qui n’est malheureus­ement pas assouvi. C’est là qu’a lieu une confusion, et le besoin se manifeste sous forme de violence débridée.» Sourire grave. Jesse Plemons, 36 ans, éponge au repos, parle très doucement et fait de longs silences entre chaque mot. Ses yeux clairs en revanche palpitent à très haute fréquence quand il joue avec les limites.

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Jesse Plemons à Cannes, le 17 mai.

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