«Hyperdub n’est pas un genre musical mais un virus sonore»
Fondateur du label phare qui fête ses 20 ans cette année, Steve Goodman a contribué à l’essor de la musique électronique. Pour «Libé», le musicien et DJ raconte comment la maison est devenue un véritable laboratoire.
Université de Warwick, milieu des nineties. Steve Goodman, jeune doctorant originaire d’Ecosse, se rapproche du Cybernetic Culture Research Unit (CCRU), l’unité de recherches en culture cybernétique cofondée par les philosophes Mark Fisher, Sadie Plant et Nick Land. En pleine montée de sève théorique, Goodman participe en parallèle d’une thèse sur l’usage offensif du son (qui aboutira à un livre, Guerre sonore) aux écrits proliférants du collectif, entre accélérationnisme et science-fiction. Un néologisme y revient souvent, celui d’«hyperstition», dont on pourrait résumer le sens à l’avènement d’une idée philosophique dans le réel et que nos renégats philosophiques augmentent volontiers, pour résumer leur pratique, de «théorie fiction hyperstitionnelle». Goodman synthétisera des années plus tard ses activités au sein du CCRU comme un art de la simulation.
Celles qu’il mène depuis deux décennies au sein du label qu’il a fondé, Hyperdub, sont tout aussi expérimentales et dissidentes mais autrement concrètes puisque Goodman, alias Kode9, a participé à travers elles à changer la musique électronique en profondeur. Musique électronique dont Hyperdub est un fleuron, fleuri à la marge du genre le plus révolutionnaire de l’Angleterre d’alors, le dubstep. Avec ses propres disques puis ceux de Burial, Ikonika ou King Midas Sound, Hyperdub contribuera considérablement à l’essor du genre puis, très vite, à ses plus inclassables mutations. Avant de devenir un laboratoire de musique électronique au sens le plus large et le plus noble. En 2024, le label fête ses 20 ans avec une série d’événements qui reflètent ce qu’il est devenu, l’une des maisons de musique électronique les plus cohérentes et les plus ouvertes qui soient. Aux Nuits sonores, ce sont Ikonika, DJ Haram, DJ Spinn, Kode9 et Lee Gamble qui s’y succéderont pour renouveler les rythmes et cette belle idée qui court dans les disques d’Hyperdub : la musique est un virus, qui ne cessera jamais de se propager.
Hyperdub fête son vingtième anniversaire et semble plus turbulent que jamais. Qui étiezvous à 20 ans ?
C’était en 1993, j’étais étudiant à Edimbourg où j’ai commencé à mixer. Je venais de découvrir la jungle à la faveur d’une mixtape de DJ Hype. Sortir en rave m’a permis d’exorciser l’ado existentialiste qui vivait en moi.
A travers vos études et vos activités théoriques avec le CCRU, vous avez rapidement développé un rapport intellectuel et militant à la musique. Hyperdub a d’ailleurs débuté comme un webzine. De quelle manière la théorie et la création s’y sontelles influencées ?
Le CCRU, en particulier les idées développées par Kodwo Eshun et Mark Fisher, m’a fourni un «nexus» par le biais duquel lier ma pratique musicale en tant que DJ et musicien avec les philosophies qui m’intéressaient. Le webzine a été ma première tentative de rassembler tout ça. Quand Hyperdub est devenu un label, on s’est retrouvé à participer à une scène
nd musicale [le dubstep, ndlr] et donc sujet à un processus d’évolution aveugle, dans le sens où personne ne savait vraiment vers où nous allions, ni le sens de ce que nous faisions.
Plusieurs de vos albums, Nothing ou Escapology, s’organisent autour de concepts ou de fictions.
Si je compose de la musique pour danser, je privilégie l’impact, la frontalité. Pour mes albums, je m’intéresse de près à l’idée de fiction sonore. Ça m’aide à faire sortir la musique et à trouver une cohérence entre les morceaux. D’une certaine manière, le label a émergé de manière similaire : une «hyperstition» autour de l’idée d’un virus qui s’appellerait l’Hyperdub. Le label s’est épanoui autour de cette idée, l’a matérialisée sans avoir jamais à y réfléchir de manière trop consciente.
Diriger un label est-il, à vos yeux, une activité militante ?
Dans mon esprit, le mot «hyperdub» décrivait le contexte musical qui m’intéressait vers la fin des années 90, soit la continuation de la jungle. Jusque dans une certaine mesure, c’était le sujet de réflexion du webzine. Le projet initial du label était plus humble: sortir la musique que je faisais avec The Spaceape et qu’aucun autre label n’aurait accepté de sortir à l’époque. Après vingt ans à essayer de maintenir le label à flot dans le réalisme capitaliste si cruel de l’industrie musicale numérisée, je dois dire que toute interprétation pompeuse du projet est sévèrement remise en cause.
Revenons sur ce mot, «hyperstition». Hyperdub a-t-il permis de faire surgir dans le réel des idées théoriques qui vous tenaient à coeur ?
Le mot Hyperdub m’est venu en essayant d’inscrire dans un contexte plus large le terme de continuum hardcore, inventé par Simon Reynolds –et qui stipule qu’une tradition synthétique de musique britannique existe et relie entre elles le hardcore, la jungle, la drum’n’bass, le UK garage, le grime, le dubstep, la UK funk, la drill, etc. Ce contexte plus large, à la fois historiquement et géographiquement, est celui de l’Atlantique noire [concept historique développé par le sociologue anglais Paul Gilroy pour décrire une culture hybride noire entre le Royaume-Uni, les Etats-Unis, l’Afrique et les Caraïbes]. Certains écrits de notre webzine embrassaient une dimension fictive – évoquant l’hyperdub comme un virus sonore. J’imagine qu’il y a une dimension «hyperstitionnelle» dans la manière dont le mot et le label ont évolué et les façons imprévisibles par lesquelles la musique a donné chair au concept. L’hyperdub n’est pas un genre musical, mais le label comprend clairement un ensemble de connotations musicales qu’il n’aurait pas pu avoir il y a vingt-cinq ans.
Le CCRU prônait l’avènement d’une musique électronique non occidentale, qu’elle soit «afrofuturiste», «sinofuturiste», etc. Un quart de siècle plus tard, peut-on dire que c’est devenu une réalité, notamment grâce à Hyperdub et les nombreuses oeuvres d’artistes sud-africains, koweïtiens, mexicains, uruguayens ou japonais sortis par le label ?
Le CCRU s’intéressait particulièrement au cyberpunk, à l’afrofuturisme et au sinofuturisme et aux différentes manifestations des usages imprévus des machines musicales. Par la suite, j’ai continué à m’intéresser particulièrement à tout ce qui semblait en mesure de pouvoir décentrer le statu quo de la musique électronique. Mais ces questions évoluent avec le temps. Le cyberpunk n’a plus rien à voir avec un futur possible, puisqu’il définit la dystopie dans laquelle nous vivons au présent. La question de la décentralisation doit être réinterrogée en permanence. Ceci dit, c’est un grand bonheur que de voir l’Angleterre et les Etats-Unis légèrement ébranlés dans leur statut par l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale, comme les seules sources d’une musique électronique qui intéresserait les gens.
Vous avez sorti vous-même la plupart de vos disques. Est-ce que ça simplifie les choses ou est-ce que ça les complique ?
Ça les complique, très probablement. Ma vie serait plus simple si je pouvais finir un morceau de musique et le passer à quelqu’un d’autre qui se charge de tout le travail que ça demande de sortir un disque. Ceci dit, il n’est pas impossible que je passe mon temps à m’embrouiller avec mon label et à m’en plaindre sur les réseaux sociaux, comme le font certains artistes.
A quel moment avez-vous pris conscience qu’un label pouvait avoir une incidence sur la réalité ?
Dès le début, les 500 exemplaires de chaque référence du label étaient quasi sold out à chaque fois. Mais c’est à partir du premier album de Burial, en 2006, qu’on a ressenti qu’un intérêt se manifestait en dehors de notre petite scène du sud de Londres.
S’occuper d’un label est devenu une lutte de chaque instant, voire un fardeau pour certains.
Le mieux qu’on puisse espérer est que les moments de joie, nombreux, viennent contrebalancer les difficultés.
Un morceau de l’album d’Iceboy Violet & Nueen, qui sort en juin, contient ce qui semble être un échantillon de Burial. Percevez-vous un esprit qui pourrait définir le catalogue d’Hyperdub comme une identité collective, dont les différents artistes qui ont contribué au label seraient autant d’avatars ?
Je me suis posé moi-même la question quant à une possible essence d’Hyperdub. Je préfère l’analogie du virus –un code source élémentaire qui se reproduirait différemment dans différents environnements, un code sujet aux mutations et aux sauts d’espèce. Nous sommes tous des hôtes, des incubateurs, des transmetteurs de ce code. Un code qui reste ouvert.
Hyperdub existerait-il encore en 2024 sans le succès de Burial ?
J’en doute. Ou peut-être que je m’en occuperais seul, plutôt que la petite équipe de quatre personnes qui fait tourner la boutique actuellement. Burial est l’élément vital du label, dans le sens où c’est son succès qui nous permet de prendre des risques.
En vingt ans, la technologie du numérique a permis à beaucoup de s’émanciper, mais aussi fait advenir une dystopie ultra capitaliste dans lequel des conglomérats transnationaux exploitent les données de nos vies intimes et détruisent les infrastructures de l’art qui permettaient aux artistes de survivre. Un label de musique électronique peut-il être une force de résistance ?
C’est une question ouverte et brûlante. L’état actuel de l’industrie musicale pose un défi existentiel à de nombreux acteurs, dont Hyperdub. Il me semble que la dimension créative et émancipatrice de la digitalisation porte en elle des germes de destruction depuis toujours. Là, la question la plus urgente est de trouver le moyen de survivre aujourd’hui, puis d’inventer un nouveau modèle qui nous permette plus que la seule survie demain.