Hors protocole
Jamal Abdel-Kader Le psychiatre, qui fait l’objet d’un documentaire en salles, déplore l’état de l’hôpital public et applique des méthodes humanistes et singulières.
Montrer patte blanche à une première porte à interphone. A une deuxième. Puis rentrer dans une salle aux murs entièrement nus, dont Jamal Abdel-Kader ferme rapidement la porte derrière lui, regardant par-dessus son épaule comme s’il était poursuivi. Ce qui n’est pas tout à fait faux : on lui dira bientôt qu’une patiente a besoin de lui rapidement. L’Unité psychiatrique de crise d’Albi (Tarn) accueille en urgence les personnes souffrant de troubles mentaux, de leur plein gré ou sous contrainte. «Etats dépressifs, délirants, maniaques, addictions… une psychopathie très générale et variée», énumère-t-il avec une certaine gourmandise. Il y reviendra sans cesse: «Les patients sont vraiment fascinants.»
La première fois qu’on l’a vu, il était à l’écran, et nous accrochée aux accoudoirs de notre fauteuil, serrant les dents face à la souffrance de ses malades. On avait la rétine arrimée à ce jeune médecin en baskets qui se livrait corps et âme à son travail, sans cesse sollicité par les internes et les aides-soignants en nombre insuffisants, appelé sur tous les tons par ses patients, un médecin sans une seconde à lui et pourtant infiniment seul. Un médecin bientôt malade, dans un hôpital public malade. Il travaillait alors au service d’urgence psychiatrique de l’hôpital Beaujon de Clichy. Etat limite, le fulgurant documentaire de Nicolas Peduzzi, sélectionné l’an passé au Festival de Cannes et en salles cette semaine, était alors diffusé sur Arte.
Ce qui frappe, c’est sa langue, le flot de ses mots, précis, soutenus, doux et élégants au coeur de la bourrasque hospitalière. A un toxico roué de coups, il demande: «Ne le prenez pas mal, je vais vous poser une question un peu provocante : est-ce que vous avez fait un peu de trafic ?» A une adolescente au regard flou, amputée des deux jambes après sa dernière tentative de suicide: «Est-ce qu’on ne peut pas interpréter vos tatouages dans la continuité de la scarification, mais comme sublimée?» «Son charisme est lié à son verbe, témoigne le réalisateur Nicolas Peduzzi. C’est très abstrait, la santé mentale. Pourquoi on souffre ? En énonçant des choses, parfois dures, si clairement, il mène ses patients, parfois revenus de loin, à la lucidité.»
Un jour, Jamal Abdel-Kader se rend compte que l’un de ses patients s’intéresse de près, au-delà de son cas, à la santé mentale. «Il lui a fait mettre une blouse blanche, un peu en loucedé», témoigne Nicolas Peduzzi. Le malade l’a accompagné dans son travail, étrange stagiaire, à la fois soignant et soigné. Jamal Abdel-Kader déborde. Il rapporte un paquet de cigarettes à l’un («déjà ça vous calmera»), court l’hôpital pour dénicher un repas bio à l’autre («je vous ai trouvé du “velouté de potimarron”, alors, je suis désolé c’est peut-être pas de saison…»). Faire confiance aux patients pour qu’ils participent à leur propre apaisement, tenter de guérir l’hôpital autant que ceux qu’il abrite. Bien sûr, il a lu les grands penseurs de la psychothérapie institutionnelle, François Tosquelles ou Jean Oury. Et Foucault et Artaud. Mais aussi l’anthropologue anarchiste David Graeber, Conan Doyle et Dostoïevski. «Dans la traduction que je lis et relis, Dostoïevski ne parle pas de folie mais de “fièvre”. J’adore ça. Ses romans parlent d’inceste et de violences, ses personnages ont une longue histoire et des réactions émotionnelles fascinantes. L’Idiot et les Frères Karamazov sont beaucoup plus fins que n’importe quel manuel. Face à une psychiatrie très clivée, j’ai voulu aller dans des champs de pensée qui étaient autres.» A moitié sérieux, il soutient que Hannibal Lecter, le psychiatre cannibale du Silence des agneaux, est un «clinicien de génie».
«L’hôpital, c’est sa vie, dit Nicolas Peduzzi. Au point qu’on a tenté de tourner des scènes avec lui en dehors de Beaujon, mais ça ne marchait pas.» L’hôpital, Jamal Abdel-Kader y a littéralement grandi. Ses parents, nés en Syrie, se rencontrent en France pendant leurs études de médecine. Il est chirurgien urologue, elle est hémato. Ils vivent avec leurs quatre enfants dans un appartement au sein de l’hôpital de Dreux (Eureet-Loir), avec d’autres familles de soignants étrangers ou les personnels administratifs.
L’hôpital est un immense terrain de jeu. Dans les cuisines, les chariots circulent en rang d’oignons sur de longs rails, comme un petit train géant.
Les enfants grimpent aux sapins du parc, accaparent le baby-foot de la salle de repos de l’internat. «J’accompagnais mon père dans son service où je jouais avec des petits squelettes et des vessies en plastique.» Depuis ses 18 ans, il n’est pas retourné en Syrie, dont il parle la langue sans la lire ni l’écrire.
Il cite Tosquelles : «Je soigne avec ma folie.» Grand anxieux qui le cache bien, il traduit : «Ça ne veut pas dire que je fais n’importe quoi, ni que je soigne avec mes névroses ! Mais avec ma fantaisie, en faisant confiance à mon imagination, à ce qui échappe aux conditionnements.» L’acteur de la ComédieFrançaise Sébastien Pouderoux, qui a monté des ateliers d’improvisation autour du Songe d’une nuit d’été avec les patients de Jamal Abdel-Kader, confirme le diagnostic : «Il a un côté un peu fou, un peu entre deux eaux. C’est un Don Quichotte, il se rebelle face à la machine hospitalière qui n’a plus le temps de considérer le patient autrement que comme un bocal à remplir de médicaments. Ce qui ne va pas sans un certain orgueil: penser qu’on peut changer les choses, et parfois y parvenir.»
A Beaujon, les relations se sont tendues entre le médecin et l’administration de l’AP-HP, et encore ne lui a-t-il pas fait part de son approche hétérodoxe de Hannibal Lecter. Lui, qui avait été si engagé, avant la pandémie, dans le mouvement de protestation historique des personnels soignants, ne supporte pas de voir s’éteindre progressivement l’espoir de changer l’hôpital. «Tant que vous faites votre travail de manière servile, tout va bien.» L’accumulation des protocoles et des standards, le management par objectifs chiffrés, ont fait de l’hôpital «un lieu où on ne peut plus accueillir». «On en vient à vous reprocher d’avoir apporté un plat cuisiné à un malade indigent parce que ça pourrait lui donner l’envie de revenir. Dans ces conditions, on ne peut plus être suffisamment ouvert à l’étrangeté qui nous arrive.» Il y a un peu plus d’un an, il a senti qu’il tombait malade. Burn-out. «Je n’arrivais plus à penser. J’étais indisponible. Sans compter qu’à passer tant de temps à travailler, j’avais fait le vide autour de moi.» Sans enfant, il s’était séparé de la femme avec laquelle il vivait. Il se met alors en disponibilité de l’AP-HP. Il a depuis enchaîné les postes au service médico-psychologique de la prison de la Santé ou les remplacements, comme à Albi. Il a repris les randonnées dans l’Aveyron avec des amis, a redoublé ses longueurs en piscine et ses soirées au théâtre, il a relu Bartleby. Lors d’un rendezvous administratif, à l’heure de sa rupture avec l’AP-HP, il a dit :