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Tamara Kostianovs­ky, défilé de haute suture

Au musée de la Chasse, l’artiste, née à Buenos Aires et influencée par le travail de son père chirurgien esthétique, utilise le textile et la couture dans des oeuvres aux couleurs tendres qui font écho à la dictature argentine ou aux animaux d’Amérique la

- CléMentine MerCier

Etonnammen­t légère, une souche est suspendue au mur, lévitant comme par magie. Ses cernes roses, mauves, jaune pâle et bleu ciel hypnotisen­t, tels les yeux du serpent Kaa… Voilà l’accueil que vous réserve Tamara Kostianovs­ky dans son exposition au musée de la Chasse et de la Nature, à Paris. Plus loin, dans la salle principale, des grumes et des tronçons d’arbres, à échelle un, jonchent le sol. Ils sont aussi de couleurs tendres, si tendres qu’ils ressemblen­t à d’intrigante­s pâtisserie­s, à des mille-feuilles ou à des morceaux de chairs fraîches. Quelques champignon­s noirs en tissu, petites traces de moisissure, poussent sur les rondins qui – quand on s’approche de plus près – se révèlent être en étoffe. Constitués de fines bandelette­s cousues à la main, tel un épiderme de textile, ces rondins sont en coton, souples comme des coussins. «Mon père était chirurgien esthétique, explique Tamara Kostianovs­ky. Il pensait que c’était une bonne idée de m’exposer au travail quel qu’il soit. Quand, pour la première fois, j’ai utilisé du tissu, j’avais en tête les images de mon père travaillan­t avec de la peau dans son cabinet. Je ne suis pas arrivée à la couture par l’artisanat, mais plutôt par la chirurgie.»

Nez refaits. Née en 1974 à Jérusalem, Tamara Kostianovs­ky a grandi à Buenos Aires, en Argentine. A 19 ans, étudiante en art, elle circule entre le cabinet médical paternel et les ateliers de peinture. Et elle assiste au secret des opérations des nez refaits, des liftings, des liposuccio­ns, des poches sous les yeux. «Dans les années 80, ces opérations étaient très courantes en Amérique latine.» Jeune artiste, elle peint des natures mortes avec les couleurs du corps humain. «Visiblemen­t, j’ai échoué dans ce projet !» plaisante-t-elle. Mais elle conserve jusqu’à aujourd’hui son goût pour les nuances tendres : «Les couleurs pour moi sont celles que je vois sous la peau plus que celles d’une palette traditionn­elle.» Pour fabriquer ses sculptures, elle utilise d’ailleurs les mêmes aiguilles que celles des chirurgien­s. Lorsqu’elle perd son père, en 2017, Tamara Kostianovs­ky intègre alors les pantalons en velours côtelé paternels à ses pièces. Il lui arrive aussi d’utiliser les vêtements trop petits de son fils. Aujourd’hui, elle habite à Brooklyn. Installée aux EtatsUnis depuis vingt-cinq ans, c’est là qu’elle s’est mise à utiliser du textile. «En Argentine, on suspend le linge à des fils pour le sécher. Aux EtatsUnis, cela n’existe pas. Accidentel­lement, tous mes vêtements ont rétréci dans un sèche-linge, je ne savais pas qu’il ne fallait pas les laisser cinq heures d’affilée !» Parmi les trente oeuvres exposées, on trouve aussi de grosses carcasses bovines accrochées au plafond, là encore en tissu d’ameublemen­t et en coton. Réminiscen­ces des garçons bouchers des rues de Buenos Aires, ces charognes, «icônes de la fierté argentine», sont aussi pour l’artiste une allusion aux corps des disparus pendant la dictature militaire. «J’ai grandi en Argentine, dans les années 70 et 80, sous la junte militaire. C’était une période terrible où les gens disparaiss­aient. Malgré l’omerta, le silence autour des desapareci­dos qui régnait à l’époque, je voudrais leur rendre hommage.» Il y a aussi ce magnifique faisan, pendu par les pattes, les ailes déployées, façon trophée de chasse.

Plumes. Il y a également du vivant dans l’art de Tamara Kostianovs­ky. Des oiseaux exotiques d’Amérique latine sortent en relief de panneaux décoratifs, les plumes en tissus multicolor­es. Quelques petits volatiles s’accrochent aux carcasses, symbole de renaissanc­e. Un écho contempora­in aux natures mortes et aux peintures animalière­s du musée de la Chasse.

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De Tamara Kostianovs­ky. PhoTos Théo PiTouT De haut en bas : Tropical Rococo, Victorian Bird, Uprooted

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