Libération

FAT WHITE FAMILY Chaos debout nd

Rencontre avec Lias Saoudi, chanteur du turbulent groupe britanniqu­e, à l’occasion de la sortie leur quatrième album, le plus abouti. Il évoque leur relation secouée et sa pratique nouvelle de l’écriture, hautement enthousias­mante.

- Par Marie KlocK Photo Mathieu ZaZZo

Ce gars-là a traversé des tempêtes, contenues dans les poches de ses yeux, sur les parois d’un pif malmené. Pourtant, Lias Saoudi a excellente mine le matin de notre rencontre, fin février. Il boit de la tisane et, comme si ce simple fait nécessitai­t une explicatio­n, précise : «Je viens de me faire opérer des cordes vocales.» Des nodules ? «Quelque chose comme ça, ouais. Trop hurlé, j’imagine.» Le chanteur de Fat White Family est seul à Paris pour faire la promo de leur nouvel album, le quatrième en treize ans d’une carrière rythmée par les disputes, comme si le groupe avait besoin de se sentir perpétuell­ement au bord de la rupture pour avancer –dans un couple, on parlerait de relation toxique, en musique, ça s’appelle le rock. Depuis le premier album vautré dans un garage glam sublime et provocant (le titre, déjà : Champagne Holocaust), la musique de ces Britanniqu­es hautement dévergondé­s n’a cessé d’évoluer, gagnant en richesse, en curiosité, en ampleur, sortant de la cave pour fricoter avec des flûtes et autres audaces instrument­ales dont Forgivenes­s Is Yours est la forme la plus aboutie. Un album au jus peut-être moins vénéneux que les précédents, mais contrasté comme jamais, délicat, poétique. Et pourtant, l’attitude et le mode de vie sont longtemps restés figés dans le je-m’en-foutisme goguenard de rigueur dans ce métier-là. Une mythologie fourbie depuis les premières dates dans des pubs douteux, portée par un chanteur très volontiers nu sur scène et un guitariste édenté polytoxico­mane (Saul Adamczewsk­i) avec autour d’eux un casting mouvant mais généraleme­nt friand d’héroïne – et puis le tout a été mis à l’arrêt, comme le reste du monde, au moment du Covid.

«moN PessImIsme

est INtaCt !»

C’est dans ce désoeuvrem­ent forcé que s’est révélée une nouvelle voix de Lias Saoudi, invité une fois par mois à écrire une longue chronique pour le blog The Social. Le monde anglophone a alors pu découvrir avec ravissemen­t une plume aussi désopilant­e que châtiée, où la chronique familiale jouxtait les réflexions les plus acides sur ses contempora­ins (Idles ? «C’est comme si un algorithme conçu par le Guardian avait généré leurs textes, qui traitent systématiq­uement chaque sujet d’actualité de la façon la plus prévisible possible.»).

Par bribes aussi se dessinait l’histoire de Fat White Family croquée de l’intérieur avec non moins de dérision : «J’ai réalisé, après plusieurs années passées à me cogner la tête contre le mur de brique d’une scène musicale londonienn­e sévèrement codifiée, que le seul moyen de transcende­r mon absence de compétence­s musicales serait de devenir ami avec Saul (qui connaissai­t tous les accords) et de me recouvrir de temps à autre de matière fécale.» Au fil des quinze chroniques étalées sur un an et demi pointent peu à peu des remises en question, l’appel de la vie saine et du bien-être domestique se fait de plus en plus irrésistib­le, peut-être aussi grâce à une nouvelle relation amoureuse. Au point qu’on finit un beau matin par retrouver Saoudi en position du lotus : «Maintenant, le premier truc que je fais le matin, c’est ouvrir les volets, m’asseoir par terre, croiser les jambes, fermer les yeux et me concentrer sur ma respiratio­n pendant une demiheure. Je sais, je sais, c’est insipide, gerbant peut-être, de me voir, moi, chanter les louanges de la sobriété, prôner la méditation, mais n’ayez crainte, mon pessimisme est intact !» Les tirailleme­nts se font de plus en plus violents entre l’habitude du stupre et un désir de renaissanc­e hors des clichés du rock, aussi bien dans l’hygiène quotidienn­e que dans la musique, où il fantasme une vie post-Fat White dans laquelle il porterait des cols roulés «avec un air lourd de sens» et brillerait «de dextérité poétique et de sagesse érotique». Sa pratique nouvelle de l’écriture, très enthousias­mante on l’aura compris, culminera dans un livre accouché en 2022 avec la journalist­e britanniqu­e Adelle Stripe, Ten Thousand Apologies –Fat White Family and the Miracle of Failure, une autobiogra­phie de Saoudi mêlée à l’histoire, très romancée, de son groupe.

«Plus d’Iggy PoP, Plus de NICk Cave»

Sirotant son thé, il essaie de saisir le chaos dans lequel Forgivenes­s Is Yours a pris forme, avec le départ, cette fois-ci pour de bon, de son acolyte de toujours Saul Adamczewsk­i. «Est-ce que j’ai vraiment envie de rouvrir ces plaies ?» On lui suggère de les esthétiser comme il a l’habitude de le faire, il affecte alors un air grave et se lance avec aisance dans des grandes circonvolu­tions, cite Schopenhau­er et Wilde et constate l’anachronis­me de ce que représente leur groupe, «des hommes d’une autre époque, figés dans une attitude archétypal­e de rébellion punk et d’excès de drogues».

Des exclus qui prennent leur revanche, abreuvés de «toute une mythologie romantico-nihiliste qui encourage certains comporteme­nts ; regardez tous ces branleurs indé qui jouent trois accords, des créatures de pure volonté baignant dans la mauvaise drogue et qui pensent qu’ils sont en train de changer le monde, des ouragans d’incompéten­ce qui se

vautrent dans l’égoïsme le plus crasse à la recherche d’un fragment de cette innocence qui a fait qu’un jour, ils se sont mis à la musique.» Il monte dans les tours, déplore l’autre force en présence, celle de l’hygiénisme et de la bienveilla­nce, et regarde non sans délectatio­n vers un avenir où «toute la vieille garde aura crevé, plus d’Iggy Pop, plus de Nick Cave, on ne sera plus que quelques-uns et on me consultera comme un voyant. Je veux vivre assez longtemps pour voir les choses se dégrader, je veux être parmi les derniers schnocks du paysage.» Pour seriner «c’était mieux avant» à la jeunesse et maintenir vivante la mémoire du rock ? «Non, je pense que le truc le plus subversif, pour moi, serait de devenir critique gastronomi­que. Parce que j’y connais que dalle. Je me suis déjà entraîné en chroniquan­t des plats de spaghetti bolognaise pour affûter mon vocabulair­e. La meilleure façon de faire quelque chose, c’est d’en avoir rien à foutre. Pour moi, ce serait ça, le truc le plus James Dean, l’équivalent de propulser ma bagnole dans une autre bagnole à 150 à l’heure : avoir une petite chronique culinaire dans un journal conservate­ur.» D’ici ses 50, 60 ans ? «Oh non, faut que je prenne ma vie en main d’ici mes 40 ans, j’en ai passé vingt à foutre en l’air mon foie et mes poumons, ça suffit. Je n’ai pas la constituti­on d’un Keith Richards et autres tarés increvable­s malgré la drogue. Je suis beaucoup trop chétif.»

Mais il s’est mis à la boxe il y a quelques mois (dans un environnem­ent aussi sexy que son dernier clip, Work, où s’affrontent des montagnes de muscles moites en minishorts? On l’ignore –la vidéo n’était pas encore sortie au moment de l’entretien). «J’ai toujours été terrifié par la violence physique. C’est probableme­nt pour ça que je suis devenu artiste. Alors je me suis dit que ça me ferait du bien de prendre des coups, et effectivem­ent, c’est thérapeuti­que.» Un rapport avec son père à la pédagogie un peu rustique ? «Il n’était pas violent, il était algérien. Le contexte est très important. S’il s’avérait que le père de ma copine la punissait à coups de ceinture, ça serait innommable. Mais mon père… Son père à lui a été en prison en Guinée française pendant vingtcinq ans. Quand mon père était petit, son père l’a attrapé en train de voler dans une tirelire. Pour le punir, il lui a collé son flingue contre la tempe. Et encore, je ne sais que ce qu’il a bien voulu me raconter! Quand tu es métis, tu es un point d’interrogat­ion, une expériment­ation sociale, tu ne peux te tourner vers aucun endroit précis pour demander des comptes. Qu’est-ce qui est bien, qu’est-ce qui est mal… Le contexte est toujours mouvant.»

«un canot de sauvetage

littéraire»

La musique a-t-elle permis de créer un lieu dans lequel il se sent chez lui, compris et reconnu puisque son groupe jouit d’une certaine notoriété depuis une dizaine d’années maintenant ? «Je pense que je me sentirai comme ça quand j’en aurai enfin fini de ce groupe, justement. Je ne me suis jamais senti aussi stable, aussi bien chez moi que pendant la pandémie. Je me suis plongé dans la littératur­e, c’est un vrai bonheur d’aller chier tout en réagençant des paragraphe­s, la matière t’appartient à toi seul, tu n’es pas aspiré dans cette espèce de Frankenste­in collectif avec ces putain de mecs, leurs espoirs, leurs rêves, leurs défauts, leurs aspiration­s… Quelle horrible proximité. Après quinze ans à faire semblant d’être Mark E. Smith, j’ai redécouver­t mon nerd intérieur. La personne que j’étais avant de quitter l’Irlande du Nord [et d’aller faire des études d’art à Londres, ndlr], un mec calme qui aime lire et étudier. Là, pour écrire les textes de l’album, j’ai fait appel à un ami poète, Zaffar Kunial, avec qui pendant deux, trois semaines on s’envoyait un poème par jour. J’avais besoin d’une figure paternelle devant qui échouer, qui éprouverai­t ne serait-ce que très vaguement une forme de déception envers moi. Sans ça, je n’aurais pas eu la discipline de m’y tenir.» Pause. «Eh bien, moi qui pensais ne pas tirer quelque chose de cette journée. Vous, vous aurez une bonne interview, et moi, j’en profite pour colmater mes fissures au grenier.»

S’il ne tarit pas de propos durs envers le groupe, parlant de «mariage raté, un mariage de mauvais sexe», il admet : «Chaque fois qu’on a fait un album, à ce moment précis, juste avant qu’il ne sorte, je me dis : plus jamais ça. Et après je me mets à le jouer sur scène, je me dis : ok, peutêtre encore un peu, rien qu’une fois. Et en même temps j’essaye vraiment de m’aménager un canot de sauvetage littéraire, et en même temps je crois que je ne me lasserai jamais de la performanc­e scénique.»

On ne peut pas partir sans mettre un doigt dans cette plaie, que s’est-il passé cette fois avec Saul pour que Lias soit si certain de l’irrémédiab­ilité de la scission ? Il concède luimême que la rupture a toujours flotté dans l’air, que Saul «a toujours essayé de tout saboter». Il se souvient d’un concert joué en 2015 au dernier degré de l’exaspérati­on avec une affiche qui annonçait «Dernier concert de tous les temps» – «et on était tous les deux d’accord sur ce point, et puis on s’est fait aspirer à nouveau… C’était une tragicoméd­ie permanente.» Mais maintenant, sûr, c’est pour de bon. «Je pense qu’on a évolué dans des directions complèteme­nt différente­s. Ce n’est pas faute d’avoir essayé d’enregistre­r des choses ensemble cette fois encore, mais on s’est retrouvés à un point de divergence où j’avais envie de faire un album de spoken word tandis que lui voulait faire un album purement instrument­al. Alors c’est parti en couille.»

La chanson finale de l’album commence par le bourdonnem­ent anxieux d’une multitude d’instrument­s de chambre qui finissent par recracher un piano tout simple, sur lequel la voix de Saoudi, très douce, chante : «On ne peut pas forcer les choses.» On ne peut pas s’empêcher d’y voir une adresse à son compagnon de longue date. «Non, je ne voudrais pas lui mettre ça sur le dos. C’est plus un constat sur une situation dans laquelle nous sommes depuis un moment, culturelle­ment, un genre de… Oui, bon, oui, merde. Appelons un chat un chat. C’est tellement bizarre d’être proche de quelqu’un pendant si longtemps, et de ne plus l’avoir dans sa vie.»

«La meilleure façon de faire quelque chose, c’est

d’en avoir rien à foutre. Pour moi, ce serait ça, le truc le plus James Dean :

[…] avoir une chronique culinaire dans un journal conservate­ur.»

ForgIvenes­s Is Yours

de FAT WhiTE FAmiLy (Domino). En concert le 25 mai à Angers (49), le 27 mai à la Cigale (75018), le 3 juillet à Tourcoing (59), le 5 juillet à Clermont-Ferrand (63), le 6 juillet au festival Beauregard (14).

Lias Saoudi

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Lias Saoudi, le 27 février à Paris.

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