Au «pôle Nord des Alpes-Maritimes», les aides européennes permettent de faire le plein
Essentielle aux habitants de Guillaumes, village de 600 habitants isolé du parc du Mercantour, une petite stationessence doit plus de la moitié de son budget à un fonds européen.
On arrive à Guillaumes presque sur la réserve. La voiture traverse le village sans s’arrêter. On a raté la station-service. «La signalétique n’est pas terminée», sourit le maire, Jean-Paul David. La pompe à essence n’est pas celle des grandes surfaces, elle n’a ni large préau ni panneau lumineux.
Elle est posée devant une maison proprette, crépi blanc et volets verts. Ses trois pistolets distribuent le carburant au coeur de ce village de montagne des Alpes-Maritimes. Devenue une rareté dans le monde de la ruralité, la station a été sauvée par un financement européen.
Guillaumes est niché au coeur des paysages du Mercantour. Il faut compter deux heures de route depuis Nice. «C’est la vallée la plus éloignée, expose le maire sans étiquette. On est le pôle Nord des AlpesMaritimes.»
Eric Bruneau habite dans un hameau encore plus haut, «à 6 km et 22 virages», précise ce cuisinier de 58 ans. Son tableau de bord n’affiche que deux barres. «Cette pompe est hyper nécessaire, commente-t-il. C’est la dernière. Après, il n’y a plus rien.» Vers les montagnes s’échappe la route des Grandes Alpes : pas de station pendant 65 km de montée, de montagne et de méandres. Vers le sud, l’asphalte serpente entre les gorges de Daluis, rouges et tortueuses. Le prochain plein possible est à 25 km.
«UNE POMPE FAIT VIVRE UN CERCLE AUTOUR D’ELLE»
Cette route est l’ancienne Nationale 2. Pour son inauguration en 1884, deux ministres font le déplacement. La République désenclave les territoires. L’axe est alors prospère, il relie Paris à Nice par les cols. Enfant du pays, Jean-Luc Baudin se souvient des deux stations-service qui bordaient le centre du village quand il était gamin. «Le mécano faisait le petit entretien, les pneus, les vidanges, se rappelle cet habitant de 70 ans. Si on commence par supprimer les stations-essence, tout va suivre. Une pompe fait vivre un cercle autour d’elle.» La première station ferme dans les années 60. La seconde est dans la tourmente.
Cette pompe passe de propriétaire en propriétaire. L’essence n’a pas une rentabilité extraordinaire. Il y a vingt ans, c’est la faillite. Pour éviter la fermeture, la commune rachète le fonds et ouvre une délégation de service public. Le maire, Jean-Paul David, était déjà aux manettes de Guillaumes. La station est déficitaire: arrêt en 2020 du délégataire. C’est la phase 2 : le village rachète le local pour 60000 euros. Les fonds et les murs désormais garantis, comment pérenniser l’exploitation de la station ? La régie municipale est une usine à gaz. Les dispositifs publics sont rares pour l’essence. Alors une société coopérative d’intérêt collectif (Scic) est créée avec des commerçants du village. La mairie est actionnaire à 25% pour un budget total de 217 000 euros, financé grâce à une subvention européenne de 117000 euros et une régionale de 78 000 euros.
«Sans l’Europe, c’était impossible pour la commune», expose JeanPaul David. Le financement provient du programme européen Leader, qui soutient «un meilleur ancrage des activités économiques». Si le projet doit correspondre à la stratégie européenne pour «favoriser les initiatives locales pour une vie rurale dynamique», la décision revient aux acteurs locaux (élus, agriculteurs, associations). «C’est l’Europe qui est proche de nous. C’est l’Europe au quotidien», formule le maire. Pour avoir plus de chance de remporter le financement, la station-service accueille une blanchisserie et une location de vélos électriques dans ses locaux. Un salarié gère ces deux activités. La pompe est automatique.
«CE N’EST PAS UNE VISION TOURISTIQUE DES CHOSES»
La commune est parvenue à maintenir son tabac-presse, sa boucherie, son épicerie, sa boulangerie, sa pharmacie, ses restaurants.
En mars, le déluge est tombé sur Guillaumes. Les plombs ont sauté. La première adjointe, Béatrice Genin, a remis l’électricité à la pompe. «On mutualise les forces», explique celle qui est aussi administratrice de la Scic. Béatrice Genin avance les espèces, distribue des cartes professionnelles, change les rouleaux de tickets de caisse. Elle négocie aussi les prix (10 à 15 centimes plus élevés qu’en bas de la vallée). «Ce n’est pas concurrentiel», marmonne Eric Bruneau derrière son volant. Pour la Scic, les marges de négociation sont minimes : les quantités commandées sont faibles, les camions de livraison sont rares. Au mois de décembre, la station a écoulé 7 800 litres de gazole et 2 000 litres d’essence.
Au coeur de la ruralité, Guillaumes est central. Bourg commercial, le village est entouré de neuf communes et deux stations de ski. «Je crois aux petites centralités. Cette station-service fait vivre la vallée», affirme le maire. La commune est parvenue à maintenir son tabacpresse, sa boucherie, son épicerie, sa boulangerie, sa pharmacie, ses restaurants. Côté services publics, on trouve une école, une médiathèque, une maison France services, la poste, les pompiers et la gendarmerie. Tous ces agents remplissent leurs réservoirs à la pompe, qui sert aussi aux infirmières dans leurs tournées.
En 2020, au moment de la reprise, la station n’est restée fermée que quelques semaines. «Et ça a été galère. Sans la station-service, on peut se dire “Mon Dieu, on est loin.” Ça renforce le sentiment d’isolement, pointe Jean-Paul David. La stationservice est maintenue toute l’année. Ce n’est pas une vision touristique des choses.» La route des Grandes Alpes est traversée par des milliers de motards. L’été, la file d’attente s’allonge. Jean-Paul David prévoit l’accrochage d’un grand panneau au-dessus de la pompe comme ceux que l’on retrouve au sommet des grands cols. Pour ne plus passer à côté sans s’arrêter.