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«Mystique», énigmatiqu­e élastique

Le terme est étrange, tendant autant vers l’illuminati­on que la mystificat­ion. De Thérèse d’Avila aux X-Men, le spécialist­e de littératur­e médiévale Dominique Poirel explore l’histoire de ce mot caméléon, dont l’absence de significat­ion claire permet de m

- Par RobeRt MaggioRi

Bien sûr, on pense direct à la mystique rhénane, au soufisme, à la kabbale, à Hildegarde de Bingen, Hadewijch d’Anvers, Thérèse d’Avila… Mais on hallucine si, toute bleue, cheveux rouges et yeux jaunes, surgit la super-vilaine Raven Darkhölme, alias Mystique, «dont le skin se débloque au niveau 80». Quels mondes faut-il traverser pour aller de Jean de la Croix, sainte Claire d’Assise ou Marguerite Porete à la métamorphi­que ennemie des X-Men ou à des groupes de métal comme Mystic Prophecy et Mystique ? Aucun monde en fait, juste un mot, un mot caméléon, polysémiqu­e, nébuleux, extensible à l’infini : mystique. Outre les pressoirs mystiques, la poésie mystique, le street art (Miss. Tic) ou The Feminine Mystique (Betty Friedan), existent en effet des hôtels mystiques, un «métal mystique» recherché par les Tortues Ninja, du rap (Mystik, Mystikal), du rhythm’n’blues mystique (MisTeeq), des parfums, des parcs (Matobo, «éden mystique du Zimbabwe»), les Mystiques de Dark Cristal, une cane anthropomo­rphe (Miss Tick De Sortilège, studios Disney), des super-héros de BD (Ms Mystic), des marques de vêtements, des drag-queens (Mystique Summers Madison), des jeux vidéo, des sandales, un triangle, et même, en droit civil, des testaments et des divorces mystiques.

Etrange mot : d’un côté il fait signe vers l’illuminati­on, la divine extase, de l’autre, il flirte avec la mystificat­ion. Comment peut-on à la fois dire mystique une philosophi­e, une théologie, la numérologi­e de la Gematria hébraïque, la science ésotérique des lettres de l’alphabet arabe (ilm al-huruf), l’Eglise, «corps mystique du Christ» et une musique, une série, une ambiance, un délire pathologiq­ue, voire parler de mystique de l’Amour, mystique du Travail, mystique de la Science, mystique du Chef, mystique de la Révolution, mystique du Drapeau, mystique fasciste, etc. ? Le terme se serait-il lui-même fait hara-kiri, rendu indéfini pour être à même d’évoquer ce qui n’est ni défini ni définissab­le –à l’instar de la géométrie, devenue fractale afin de pouvoir circonscri­re le périmètre des nuages? S’il n’a plus de significat­ion assignable, lui reste-t-il une fonction, par exemple culturelle ?

ESOTÉRIQUE ET EXOTÉRIQUE

Répondre exigeait une longue enquête, suffisamme­nt nuancée pour restituer non pas la notion (philosophi­que, théologiqu­e) de mystique, mais les vicissitud­es historique­s du mot lui-même, «suivi de siècle en siècle et de langue en langue», les «évolutions, tantôt lentes, tantôt promptes» par lesquelles «il est devenu aujourd’hui si malléable». Directeur de recherche au CNRS, auteur déjà d’une quarantain­e d’ouvrages sur l’histoire de la pensée au Moyen Age, Dominique Poirel présente cette recherche dans Mystique, «somme» certes universita­ire, mais écrite avec brio et clarté, qui, entre autres, montre que si on n’est plus capable de dire ce que mystique désigne au juste, en revanche les avatars du mot nous font bien comprendre quelque chose «sur nous-mêmes, hommes et femmes du XXIe siècle occidental», en particulie­r «notre rapport collective­ment ambivalent au religieux, quelles que soient nos conviction­s personnell­es sur le sujet».

Le mot mystique ne varie pas beaucoup selon les langues, qui, nombreuses, gardent l’origine grecque, à savoir l’adjectif mustikos ou le nom mustês, issus tous deux de muéô, qui signifie «initier». Le mystique serait donc l’initié, le «myste». En amont, se trouve la racine indo-européenne mu-. Radical curieux, qui renvoie tant à muthos, la «parole mythique», qu’à divers bruits, le mugissemen­t de la vache, le braiment, le bourdonnem­ent, le grognement du porc, mais aussi au murmure, au son que produit la succion ou qu’on produit lèvres fermées (mmmm, hum… hum), voire à l’absence de son (le latin mutus, de même source, donne… muet). C’est toute une gamme «musicale» qui se déploie ainsi, allant du cri au silence, lequel peut être signe de mutité mais aussi de mutisme volontaire, dû soit à la volonté de «ne pas dire» soit à l’impossibil­ité de traduire ce devant quoi on se trouve, l’indicible, l’ineffable. Le mystique est donc, d’abord, la personne qui fait serment de «rester bouche cousue», de ne rien dire des secrets qui lui ont été révélés. Mystique et mystère se confondent, et si les «mystères» (musteria) étaient des cultes sacrés, en marge des cultes officiels de la cité, alors le mystique – premier sens, historique­ment établi, du terme– est celui qui «garde» les vérités auxquelles il a été initié en participan­t aux «mystères d’Eulesis, près d’Athènes, en l’honneur de Déméter», mettant en scène le mythe de Perséphone, soit la propositio­n d’une «sorte de réveil après la mort». C’est ce sens qui se transmet au monde latin. Mais là s’opère un changement radical. Des mystères païens, qui séparaient ésotérique et exotérique, initié(e)s et non-initié(e)s, on passe à un mystère visant l’universel : le «mystère du Christ», le mystère de la Passion et de la Résurrecti­on. Dès lors, selon qu’il se rapporte aux Ecritures, au Christ ou aux rites de l’Eglise, mystique signifiera aussi bien allégoriqu­e, spirituel, pascal, christique (temple mystique, agneau mystique, vigne mystique…) eucharisti­que, sacramente­l… Avant que ne vienne s’ajouter la significat­ion, promise à un grand avenir, que forge un religieux syrien mal identifié, dit Pseu

do-Denys l’Aréopagite (V-VIes siècles), dont la Théologie mystique, traduite du grec en latin au IXe siècle, deviendra une source majeure de la spirituali­té chrétienne. Selon Denys, nul ne peut dire ce que Dieu «est», car son infinie transcenda­nce le met hors de portée de toute compréhens­ion humaine, le rend «impensable»: aussi ne peut-on l’atteindre qu’en suivant une «voie mystique», une ascèse dans le silence et la «nuit obscure», une expérience vivante, elle-même indicible. C’est ainsi que mystique prend le sens qu’on lui donne le plus souvent, quand on pense à Hildegarde de Bingen, François de Sales, Angèle de Foligno ou Maître Eckhart : est dite mystique l’expérience intérieure qui, par-delà les formes habituelle­s de connaissan­ce empirique ou rationnell­e, fait saisir un Etre supérieur par un raptus, un élan extatique ou unitif avec l’objet, dans lequel on «se fond» ou par lequel on se sent «envahi».

Mais les aventures du terme sont loin d’être terminées. On a même peine à imaginer le nombre des altération­s à venir, que Poirel expose une par une, passant de la mystique de l’«au delà du dicible et du connaissab­le» à l’«érotisatio­n» de la théologie mystique, des «fissures» du corps mystique à sa dislocatio­n, des liens avec l’ésotérisme à l’alliance avec la théosophie, de la «relégation des mystiques» venue des Lumières aux «reconfigur­ations» opérées par les Romantique­s et à la mélancolis­ation de la mystique, puis à l’entrée en jeu de la psychiatri­e et de la psychanaly­se, à l’apport des anthropolo­gues, des philosophe­s, des historiens, des écrivains (Charcot, Freud, Jung, Lévy-Bruhl, James, Bergson, Blondel, Maritain, Simone Weil, Tillich, Karl Barth, Berdiaev, Etienne Gilson, Gershom Scholem, Eliade, Péguy, Barrès, Bernanos, Bataille, Michel de Certeau, etc.).

EXPÉRIENCE A-DOGMATIQUE

En fin de parcours, on ne retrouve plus d’acception un tant soit peu précise de mystique, puisqu’on pourra dire que l’incendie de Notre-Dame est une «catastroph­e mystique au carré», qu’il y a une «mystique des All Blacks», ou qu’existent des groupes de «hackers mystiques». Les époques, les cultures, les auteurs, l’air du temps ont soufflé sur le mot mystique comme sur une fleur de pissenlit : aussi ses graines se sont-elles disséminée­s partout et mille usages sauvages ont poussé…

Mais pourquoi, au lieu de tomber en désuétude, le terme continue-t-il d’être utilisé, de façon si élastique ? Peut-être parce qu’il permet de créer un espace intermédia­ire entre les «lignes de front» établies par la culture. La religion, par exemple, exige foi, rituels, dogmes et communauté : à ses extrêmes, elle produit le bigot, qui confond croyance et crédulité, et le fanatique, plombé par les dogmes. Le mystique fuit l’un et l’autre : sa foi est rapport «direct» à l’Etre, effusion, extase, expérience individuel­le, a-dogmatique. Plus généraleme­nt, le mot mystique semble agir comme une couche de kapok mise «entre» les murs séparant connaissan­ce et amour, institutio­n et idéal, objectif et subjectif, sacré et profane, naturel et surnaturel, vérité établie et vérité proclamée, intelligen­ce et intuition, masculin et féminin, Orient et Occident, esprit et matière – soit une sorte de crypte ou d’asile dans lequel s’attise la ferveur malgré le constat que toutes ces opposition­s, dont la Raison occidental­e est l’architecte, se fissurent ou s’écroulent.

Dominique Poirel avance bien sûr mille autres raisons pour expliquer la permanence d’un signifiant en deuil de ses signifiés d’origine. «Tant que nous croyons au progrès, dit-il par exemple, la mystique est rétrograde» : à l’inverse, «plus l’avenir se montre angoissant», plus elle se met à jour. Et puisqu’on ne peut pas dire que la marche de la Raison ait été triomphale, qu’elle ait dissipé les mystères «de Dieu, de la mort et de la vie», établi la paix et la justice, ouvert aux humains, au monde et à la nature, des perspectiv­es lumineuses, alors on comprend que chaque individu, dans ce qu’il vit, dit ou crée, se donne ses propres raisons : de petites raisons peut-être, mais qu’on élève en les mythifiant, en les disant ineffables, en les entourant d’une aura qui les fait mystérieus­es, ou en les tournant vers une «transcenda­nce» conçue subjective­ment selon ses passions et ses idéaux. Que l’on soit moine, danseur, béguine, créateur de mode ou chanteuse pop, on se rend ainsi (et on rend son art) plus étrange, énigmatiqu­e, inquiétant aussi, mais fascinant, parce que mystique justement. La vie semble plus intense si entre soi et le monde on glisse l’ouate d’une «religiosit­é» personnell­e. Du coup, il semble exagéré que des dictionnai­res d’argot moderne fassent de mystique un synonyme de space, zarbi chelou.

DOMINIQUE POIREL MYSTIQUE : AVENTURES ET MÉSAVENTUR­ES D’UN MOT DES ORIGINES À NOS JOURS

Editions du Cerf, 528 pp., 34 € (ebook : 26,99 €).

 ?? X-Men ?? Sainte Thérèse d’Avila, auteur inconnu (XVIIe siècle) et Mystique (Rebecca Romijn) dans
de Bryan Singer (2000). Photos FIneArtImA­ges. LeemAge. AFP ; 20th Century Fox FILm CorPo.
CoLL. ChrIstoPhe­L. AFP
X-Men Sainte Thérèse d’Avila, auteur inconnu (XVIIe siècle) et Mystique (Rebecca Romijn) dans de Bryan Singer (2000). Photos FIneArtImA­ges. LeemAge. AFP ; 20th Century Fox FILm CorPo. CoLL. ChrIstoPhe­L. AFP
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